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Par Claude Lafaye
Dans « Misère de notre poésie» publié en 1943, Gabriel Audisio écrivait, entre autres remarques : « La poésie ne réclame pas la liberté », elle est la liberté. Et aussi « la poésie n'a qu'une bouche mais elle a mille langues».
Pourquoi citer Gabriel Audisio, ce romancier et poète bien trop (et fort injustement) oublié aujourd'hui à propos d'Adli Rizkallah? Parce qu'il y a trop de points en commun pour ne pas les rapprocher et que c'est, très instinctivement, à lui et à notre ami commun Jean Grenier que j'ai immédiatement penser quand j’ai voulu parler du peintre.
Homme du midi - de Marseille ! - par la naissance, Gabriel Audisio installé à Alger à vingt et un an devint le père de cette « école d'Alger» groupant des auteurs d'A.Camus à J. Amrouche et dont la spécificité est très exactement « méditerranéenne ».
Le breton Jean Grenier, professeur d'A.Camus, lui s'y laissa prendre et écrivit ses premiers essais su cette même « région» qui, pour l'un comme pour l'autre, était un monde en soi, un monde par Ia sensibilité, la lumière, les dispositions de l'esprit. De plus J.Grenier était un très grand amateur de peinture et d'Alger à Téhéran, tous les artistes de qualité ont été remarqués et aidés par lui. Hélas il est mort trop tôt pour connaître Adli Rizkallah.
Commencer à parler de littérature guand on veut s'entretenir d'un peintre voudrait-il dire que notre peintre soit « littéraire »? Nullement. Mais comme G.Audisio, J.Grenier et A.Camus, Adli Rizkalla est avant tout un homme de la Méditerranée et encore plus d'une sensibilité, d'une «civilisation ». Sensiblement, physiquement, intellectuellement. Une manière de prototype. Et ceci m'est d'autant plus sensible que, comme J.Grenier, j'y suis très sensible « par l'extérieur» n'appartenant pas en profondeur à cette culture même si, comme tout Français, j'ai été formé par elle.
Que de précaution pour parler d'une œuvre ! Pas du tout, mais j'ai trop de mal à exprimer ce que je ressens devant n'importe quelle aquarelle de cet...artiste ? Surtout pas ce mot ! « Celui qui exerce un art libéral » dit Larousse. Voyons « art » : application des connaissances à la réalisation d'une conception ». Il n'a rien à voir avec cela : il n'applique pas de connaissances. Car il n'y a aucune connaissance au sens strict du mot c'est à dire - toujours Larousse ! « Avoir l'idée de…» La preuve ? Lui-même l'a donnée en mai 1990 dans un texte : « Etudes académiques patientes et acharnées à la recherche de l'art duquel je n'ai même pas aperçu le rivage ».
En effet, son oeuvre n'est marquée par aucune, je dis bien aucune tradition picturale, ni européenne,orientale. Il n'y a pas le plus petit fragment du moindre dessin, la moindre nuance de couleur, le moindre équilibre dans les formes qui puisse se rapporter à quelque « école» que se soit.
Sensation qui date des premiers jours, du premier regard. Je ne savais pas encore, en posant les yeux sur les aquarelles qu'il me montrait, que c'était ses débuts. J'étais allé en banlieue parisienne par une succession de hasards : une jeune femme que je recevais à mon bureau pour l'aider dans des recherches, m'avait impressionné par son éclat, sa curiosité - c'est si rare - sa culture, le français impeccable qu'elle parlait avec nonchalance, sa réserve qui n'était pas timidité. M'ayant entendu parler de peinture au téléphone (il y a toujours des appels téléphoniques pour couper votre conversation, pour une fois, celui-ci fut bénéfique !), elle me demanda si j'accepterais de voir les tableaux de son mari. J'acceptais d'autant plus volontiers qu'elle était égyptienne que j'étais très lié d'amitié avec la Reine Farida, elle-même peintre de talent. Et curieux.
Or donc, un samedi après-midi ou un dimanche : il y a de cela un peu plus d'un quart de siècle ! j'arrive à l'appartement des Rizkallah. L'homme me surprend. De taille moyenne, je ne vois que sa tête, une tête qui est dessinée autour d'un regard.
Car il y a d'abord le regard, le regard des deux yeux qui paraissent globuleux à cause des verres épais des lunettes, des yeux qui à la fois - je dis bien « à la fois » - vous regardent, vous voient mais ne quittent cependant pas le monde intérieur. Ensuite on voit une sorte de petite barbe au bas du menton qui rejoint la moustache pour presque cacher la bouche. Et les cheveux, noirs, en sorte de boucles qui lui donnent soit l'aspect d'un hirsute qui se peigne, soit d'un peigné hirsute. J'hésite...il passe si souvent la main dans la partie droite qu'elle se rebiffe !
Quelques mots un peu timidement, comme pour s'excuser. Puis il me présente quelques aquarelles, en silence. Et je me trouve en présence non de tableaux mais d'une oeuvre. De « quelque chose » qui échappe à la critique, à la raison, qui vient de ce profond dans l'individu que la main, qui est allée cueillir la couleur au bout du pinceau pour la porter sur le papier, n'est pas la main d'un homme mais une sorte d'intercesseur entre un monde intérieur et sa matérialisation pour les autres.
Stupéfait - il y a de quoi !- je regarde autour de moi et je vois uniquement, côte à côte, silencieux, Adli et sa femme. Sa femme dont le visage vu un peu de profil paraît tout droit sorti d'une fresque nilotique plusieurs fois millénaire. Le même monde. Etrange, très étrange impression que ce trio, la femme, l'homme, l'oeuvre, chaque élément étant lié à l'autre si dépendant de l'autre qu'il ne peut en être ni séparé, ni même éloigné. Plus tard, je trouverai d'Adli, cette révélation :
« Je l'ai trouvé, ce premier tableau
Paris 1971 le matin à trois heures
Tout mon être est ébranlé : larmes et joie, enlacé par l'épouse
la chérie, apaisante le coeur et le corps» (mai 1990)
Ce que je vois ce jour-là, vingt cinq ans plus tard, je le retrouverai, très exactement identique et totalement différent. Les couleurs aujourd'hui, sont plus vives, les contrastes Souvent plus marqués, les formes sont beaucoup plus affinées ou, plus précisément, font plus penser à une représentation réelle, ce qui est erroné !
Pyramides, personnages, corps, fleurs, soleil, lumière, forme…Formes et couleurs, ici, sont des leurres, de fausses expressions. Elles ne sont en fait contenues et définies que par l’organisation générale de l’espace et encore, bien plus que chez n’importe quel peintre, le tableau vient de derrière le support. C’est pourquoi je parlais de poésie au début du texte : « Le poète, disait Jean Cocteau, est celui qui recueille et rassemble des ondes venues d’ailleurs ». Rizkallah est un poète qui s’exprime par la couleur –ou l’absence de couleur- et par la forme pour mettre en harmonie, donner un sens à ces ondes. Des ondes venues de la culture méditerranéenne, j’entends celle qui existait déjà avant la naissance des Etats, d’une lumière, très spécifique au bassin et au désert qui le borde à l’est, des civilisations qui se sont succédées et surtout, surtout de civilisation pharaonique.
Comme, depuis la première vision, il n'est pas un seul des dessins d'Adli qui ne me touche profondément, y compris ceux pour les enfants qu'il exécuta à certaines périodes, à Paris (et peut être ailleurs aussi, après tout !), j'ai cherché à comprendre ou du moins à essayer de comprendre pourquoi cet enthousiasme, ce sentiment de plénitude, d'achevé, face à une telle expression qui a tout, à moi, non-méditerranéen, pour m'être étrangère. J'ouvre l' «Histoire de l'Art» d'Elie Faure : dans l'introduction à l'art oriental je lis ceci : « Si l'on veut pleinement comprendre l'art universel et ses manifestations innombrables dans l'espace et la durée, il faut avoir pénétré ce caractère essentiel de l'art égyptien dont, par l'intermédiaire de la Grèce presque toutes les formes connues dans le monde -toutes, peut être sont sorties.- Il les contient en devenir, comme une matrice parfaite où des millions d’images repliées dorment en attendant l'épreuve terrible du jour. Une spiritualité immense, celle qui se répandra sur le monde le long des siècles pour les féconder, est enfermée entre ses parois granitiques... ».
Et ceci répond à un texte de Rizkallah «Quand naît une aquarelle/oeuvre, quel est mon rôle? C'est comme si elle avait une vie qui lui est propre, un être qui naît sous mes yeux et dont je suis instant par instant la création puis la délectation devant une surface plate qui passe de l'inertie à une pulsion de vie. Fasciné à la naissance de la couleur, de la gestation du suc, de l'odeur de la vie qui émane de cet être évoluant dans une atmosphère colorée (...). Pour moi une aquarelle est « dans » et non « de ». »
Je pense que ces deux textes donnent les clefs. Ce n'est plus, après, qu'une question de réception personnelle.
La réponse appelle cependant une remarque : elle explique aussi le système des séries que l'on trouve chez lui. Système au sens étymologique du terme « placer avec ». Car l'oeuvre ne part pas dans tous les sens au même moment. On ne passe pas - le pourrait-il d'ailleurs, je ne le pense pas - d'un sujet à un autre, ce qui ne veut pas dire qu'il y ait répétition. Ni progression. C'est un monde en bulles dont chacune correspond à un moment de sensibilité, de quiétude, de joie, d'inquiétude. Le peintre explore chacune de ces bulles, de ces petits mondes clos - clos, pour l'instant - en donne l'essentiel, c'est à dire la vie de chaque parcelle et passe à un autre domaine quand la connaissance est achevée.
Je me souviens, très précisément, d'une série, pour l'avoir vue de la première à la dernière oeuvre [celle entreprise quand sa femme attendit sa première fille... » Ce qui est accompli aujourd'hui ne peu l'être demain (...). De la palpitation à la cristallisation telle est mon aquarelle ». En effet, toutes les jour et toutes les inquiétudes jaillirent en formes et couleurs.
L'image très particulière de l'aquarelle lui permet, me dit-il, d'obtenir ce qu'il n'aurait pas avec la peinture à l'huile. Le matériau, car le papier de support joue un rôle n négligeable (au fait, le papier... vient du papyrus. L'Egypte pharaonique). Je n'ai vu qu'une seule fois une impression semblable à celle obtenue régulièrement par Rizkallah avec la peinture à l'eau, c'est le ciel, le tout petit bout de ciel au milieu de la toile de l'atelier de Breughel de Velours « Chemin du Marché ». Un peu de ciel bleu et blanc avec des traces rosées. Et ces quelques centimètres carrés « font» le tableau à eux seuls.
Puisque l'on en est aux comparaisons, j'ai trouvé une autre oeuvre qui, totalement différente de celle de Rizkallah m'ait rappelé immédiatement son œuvre : c'est une peinture du XVII ème siècle, hollandais (1667) le « Village au bout du Canal» de Cornelis Decker, une toile relativement sombre, ambrée plus exactement, paysage dessiné avec le souci habituel d'exactitude des Maîtres Hollandais. Tombé sous le charme, j'ai cherché à comprendre et à comprendre aussi pourquoi elle me rappelait AdIi. Et bien c'est très simple, c'est une toile aux couleurs du soir mais aux couleurs de l'âme. Aux couleurs de ce que l'on ressent face à un tel spectacle à cette heure qui n'est pas encore de la nuit, n'est plus du jour, quand on a sorti toutes ses antennes sensibles, fermé toute critique et tout raisonnement, que seuls joue dès la réception du spectacle, l'accord avec les sons, les odeurs et les images.
« Les parfums, les couleurs et les sons se répondent ». Dommage que Baudelaire soit mort. Il aurait certainement pu mieux définir les accords secrets qui relient les éléments d'une oeuvre hors du temps.
A noter cependant une autre force que cette confrontation m'a permis de mettre en évidence. On connaît tous ce que les cinéastes appellent « l'effet Koulechov» (un comédien - il s'agissait d'Ivé Mosjoukine - au visage rigoureusement immobile est vu trois fois, par un simple effet de montage l'une après un plan montrant une assiette de soupe, l'autre après un plan montrant un cadavre, troisième après une femme à demi nue. Tout le monde admira le talent de l'acteur qui exprimait merveille la faim, l'angoisse, le désir...). Cette force de Rizkallah est dans le fait que l'état d'esprit, l'état de sensibilité dans lequel on se trouve lorsque l'on est mis en présence d'une aquarelle n'influe au contraire en rien dans le jugement que l'on porte, car l'accord intime s'établit immédiatement. Ici l'effet Koulechov n'existe pas : la force interne de l'œil est trop forte pour ne pas dominer celle de celui qui regarde.
Non, en fait pas hors du temps. D'aujourd'hui. Constamment d'aujourd'hui. Pourquoi ? Je n'en sais rien et cela m'est, en fait, parfaitement égal. Je constate. C'est cela la liberté, la liberté de l'artiste, liberté que l'artiste donne. Et je comprends de mieux en mieux le conseil de Gabriel Audisio « quelque chose vous plaît, dites le, et il suffit. Vos raisons n'importent guère. Si quelque chose ne vous plaît pas dites le, mais il faut donner ses raisons.
Rizkallah me donne la liberté de ne pas avoir à dire pourquoi j'aime passionnément ses œuvres, pourquoi elles sont formidablement d'aujourd'hui. Car si on aime c'est parce il y a une intinité d’accords qui n’ont rien à voir avec l’intelligence (mariage d'amour contre mariage de raison...) ni avec la culture parce qu'ils touchent aux fibres les plus secrètt de l'être. Et si elles sont d'aujourd'hui c'est parce qu'il y a une modernité qui tient certainement au fait que la forme n'a plus à être définie pour donner l'impression voulue. II n'est pas nécessaire qu'une femme ait un ventre, des seins, des jambes, des bras, un cou, une tête pour représenter la mère ou l'amante. Il suffit d'une succession de plans en des tonalités différentes pour créer l'objet par l'impression.
« Il n'est pas la copie d'un autre être sur terre, non plus une tentation pour s'en approcher. Il naît pour la première et aussi pour la dernière fois, il ne se répète pas, il ne ressemble à rien d'ici bas, il vit instant très spécial, un instant éternel ». (Rizkallah Mai 1990).
Une permanence me frappe quand on reprend l'oeuvre du début. Celle des lignes de partage des plans ne sont faites que d'arrêt, de changement d'une couleur, d'une teinte, sans donner jamais l’ impression de rupture. Autrement dit, le tableau est fait d'une succession de plans qui donne chacun, une profondeur. On n'est jamais dans le plat mais dans les profondeurs, sans pour autant qu’il puisse paraître un manque d'assise. Ce n'est pas un jeu de construction établi mais il est composé par l'oeil qui regarde. « L'oeil écoute » écrivit Claudel. Exact, l'oeil ici écoute la distance, écoute ce qui peuple la distance. Tout tableau est situé dans l'espace et c'est aussi l'espace qui le définit. Elie Faure apporte une réponse : « l'art égyptien pendant 5 ou 6000 ans est resté, jusqu'à sa mort, plongé dans l'architecture, je veux dire dans une conception architecturale infrangible de l'univers».
C'est sans doute en héritier d'une tradition plusieurs fois millénaire avec laquelle il a renoué soudain les liens, « un matin à trois heures en 1971 à Paris», c'est en maintenant ce lien qu'il a réussi à maintenir une unité, une unité qui domine tout ce que l'on peut prendre pour évolution - couleurs plus forte, plans plus marqués etc... Ce qu'il explique d'ailleurs fort bien : « Lorsqu’une première aquarelle naît, elle m'invite à lui faire l'amour. Et, avant que je me répande entièrement, je m'arrête, garde quelques gouttes de ma sève. Ces gouttes seront, plus tard levain d'une nouvelle naissance ».
Car ce monde dans lequel il est né à trente deux ans après des études « patientes et acharnées» il le décrit ainsi avec infiniment de vérité et de puissance ; « La Voie Sacrée s'ouvrait à moi, sans détour, un pas et c'est l'irrévocable».
La non-évolution ici n'est pas une forme de statisme, de surplace. Il est Héritier. Héritier d'une, de plusieurs cultures mais essentiellement à laquelle viennent s'accrocher Ies autres, héritier de sensibilités multiples, héritier d'une lumière. Chaque oeuvre n'est que la représentation de cet extraordinaire pays qui est son monde intérieur. « Le rêve me dominait et les entrailles grouillaient de vie». Vivrait-il mille ans que l'exploration de cet univers ne serait achevée. C'est la raison de son unité.
Peut-être aurait-il fallu détailler la technique, l'assemblage des couleurs, la composition des oeuvres s'expliquer sur l'utilisation de l'aquarelle...
Peut-être. technique qui se voit est une mauvaise technique, tout assemblage de couleurs que «l’on peut codifier ou classifier est une volonté de faiseur, toute décomposition réussie est une preuve d'habilité mathématique. »
Peu m'importe. Je suis devant une oeuvre, une oeuvre qui me procure une véritable ivresse organique.
Je n'ai bien besoin de rien d'autre.
Pourquoi citer Gabriel Audisio, ce romancier et poète bien trop (et fort injustement) oublié aujourd'hui à propos d'Adli Rizkallah? Parce qu'il y a trop de points en commun pour ne pas les rapprocher et que c'est, très instinctivement, à lui et à notre ami commun Jean Grenier que j'ai immédiatement penser quand j’ai voulu parler du peintre.
Homme du midi - de Marseille ! - par la naissance, Gabriel Audisio installé à Alger à vingt et un an devint le père de cette « école d'Alger» groupant des auteurs d'A.Camus à J. Amrouche et dont la spécificité est très exactement « méditerranéenne ».
Le breton Jean Grenier, professeur d'A.Camus, lui s'y laissa prendre et écrivit ses premiers essais su cette même « région» qui, pour l'un comme pour l'autre, était un monde en soi, un monde par Ia sensibilité, la lumière, les dispositions de l'esprit. De plus J.Grenier était un très grand amateur de peinture et d'Alger à Téhéran, tous les artistes de qualité ont été remarqués et aidés par lui. Hélas il est mort trop tôt pour connaître Adli Rizkallah.
Commencer à parler de littérature guand on veut s'entretenir d'un peintre voudrait-il dire que notre peintre soit « littéraire »? Nullement. Mais comme G.Audisio, J.Grenier et A.Camus, Adli Rizkalla est avant tout un homme de la Méditerranée et encore plus d'une sensibilité, d'une «civilisation ». Sensiblement, physiquement, intellectuellement. Une manière de prototype. Et ceci m'est d'autant plus sensible que, comme J.Grenier, j'y suis très sensible « par l'extérieur» n'appartenant pas en profondeur à cette culture même si, comme tout Français, j'ai été formé par elle.
Que de précaution pour parler d'une œuvre ! Pas du tout, mais j'ai trop de mal à exprimer ce que je ressens devant n'importe quelle aquarelle de cet...artiste ? Surtout pas ce mot ! « Celui qui exerce un art libéral » dit Larousse. Voyons « art » : application des connaissances à la réalisation d'une conception ». Il n'a rien à voir avec cela : il n'applique pas de connaissances. Car il n'y a aucune connaissance au sens strict du mot c'est à dire - toujours Larousse ! « Avoir l'idée de…» La preuve ? Lui-même l'a donnée en mai 1990 dans un texte : « Etudes académiques patientes et acharnées à la recherche de l'art duquel je n'ai même pas aperçu le rivage ».
En effet, son oeuvre n'est marquée par aucune, je dis bien aucune tradition picturale, ni européenne,orientale. Il n'y a pas le plus petit fragment du moindre dessin, la moindre nuance de couleur, le moindre équilibre dans les formes qui puisse se rapporter à quelque « école» que se soit.
Sensation qui date des premiers jours, du premier regard. Je ne savais pas encore, en posant les yeux sur les aquarelles qu'il me montrait, que c'était ses débuts. J'étais allé en banlieue parisienne par une succession de hasards : une jeune femme que je recevais à mon bureau pour l'aider dans des recherches, m'avait impressionné par son éclat, sa curiosité - c'est si rare - sa culture, le français impeccable qu'elle parlait avec nonchalance, sa réserve qui n'était pas timidité. M'ayant entendu parler de peinture au téléphone (il y a toujours des appels téléphoniques pour couper votre conversation, pour une fois, celui-ci fut bénéfique !), elle me demanda si j'accepterais de voir les tableaux de son mari. J'acceptais d'autant plus volontiers qu'elle était égyptienne que j'étais très lié d'amitié avec la Reine Farida, elle-même peintre de talent. Et curieux.
Or donc, un samedi après-midi ou un dimanche : il y a de cela un peu plus d'un quart de siècle ! j'arrive à l'appartement des Rizkallah. L'homme me surprend. De taille moyenne, je ne vois que sa tête, une tête qui est dessinée autour d'un regard.
Car il y a d'abord le regard, le regard des deux yeux qui paraissent globuleux à cause des verres épais des lunettes, des yeux qui à la fois - je dis bien « à la fois » - vous regardent, vous voient mais ne quittent cependant pas le monde intérieur. Ensuite on voit une sorte de petite barbe au bas du menton qui rejoint la moustache pour presque cacher la bouche. Et les cheveux, noirs, en sorte de boucles qui lui donnent soit l'aspect d'un hirsute qui se peigne, soit d'un peigné hirsute. J'hésite...il passe si souvent la main dans la partie droite qu'elle se rebiffe !
Quelques mots un peu timidement, comme pour s'excuser. Puis il me présente quelques aquarelles, en silence. Et je me trouve en présence non de tableaux mais d'une oeuvre. De « quelque chose » qui échappe à la critique, à la raison, qui vient de ce profond dans l'individu que la main, qui est allée cueillir la couleur au bout du pinceau pour la porter sur le papier, n'est pas la main d'un homme mais une sorte d'intercesseur entre un monde intérieur et sa matérialisation pour les autres.
Stupéfait - il y a de quoi !- je regarde autour de moi et je vois uniquement, côte à côte, silencieux, Adli et sa femme. Sa femme dont le visage vu un peu de profil paraît tout droit sorti d'une fresque nilotique plusieurs fois millénaire. Le même monde. Etrange, très étrange impression que ce trio, la femme, l'homme, l'oeuvre, chaque élément étant lié à l'autre si dépendant de l'autre qu'il ne peut en être ni séparé, ni même éloigné. Plus tard, je trouverai d'Adli, cette révélation :
« Je l'ai trouvé, ce premier tableau
Paris 1971 le matin à trois heures
Tout mon être est ébranlé : larmes et joie, enlacé par l'épouse
la chérie, apaisante le coeur et le corps» (mai 1990)
Ce que je vois ce jour-là, vingt cinq ans plus tard, je le retrouverai, très exactement identique et totalement différent. Les couleurs aujourd'hui, sont plus vives, les contrastes Souvent plus marqués, les formes sont beaucoup plus affinées ou, plus précisément, font plus penser à une représentation réelle, ce qui est erroné !
Pyramides, personnages, corps, fleurs, soleil, lumière, forme…Formes et couleurs, ici, sont des leurres, de fausses expressions. Elles ne sont en fait contenues et définies que par l’organisation générale de l’espace et encore, bien plus que chez n’importe quel peintre, le tableau vient de derrière le support. C’est pourquoi je parlais de poésie au début du texte : « Le poète, disait Jean Cocteau, est celui qui recueille et rassemble des ondes venues d’ailleurs ». Rizkallah est un poète qui s’exprime par la couleur –ou l’absence de couleur- et par la forme pour mettre en harmonie, donner un sens à ces ondes. Des ondes venues de la culture méditerranéenne, j’entends celle qui existait déjà avant la naissance des Etats, d’une lumière, très spécifique au bassin et au désert qui le borde à l’est, des civilisations qui se sont succédées et surtout, surtout de civilisation pharaonique.
Comme, depuis la première vision, il n'est pas un seul des dessins d'Adli qui ne me touche profondément, y compris ceux pour les enfants qu'il exécuta à certaines périodes, à Paris (et peut être ailleurs aussi, après tout !), j'ai cherché à comprendre ou du moins à essayer de comprendre pourquoi cet enthousiasme, ce sentiment de plénitude, d'achevé, face à une telle expression qui a tout, à moi, non-méditerranéen, pour m'être étrangère. J'ouvre l' «Histoire de l'Art» d'Elie Faure : dans l'introduction à l'art oriental je lis ceci : « Si l'on veut pleinement comprendre l'art universel et ses manifestations innombrables dans l'espace et la durée, il faut avoir pénétré ce caractère essentiel de l'art égyptien dont, par l'intermédiaire de la Grèce presque toutes les formes connues dans le monde -toutes, peut être sont sorties.- Il les contient en devenir, comme une matrice parfaite où des millions d’images repliées dorment en attendant l'épreuve terrible du jour. Une spiritualité immense, celle qui se répandra sur le monde le long des siècles pour les féconder, est enfermée entre ses parois granitiques... ».
Et ceci répond à un texte de Rizkallah «Quand naît une aquarelle/oeuvre, quel est mon rôle? C'est comme si elle avait une vie qui lui est propre, un être qui naît sous mes yeux et dont je suis instant par instant la création puis la délectation devant une surface plate qui passe de l'inertie à une pulsion de vie. Fasciné à la naissance de la couleur, de la gestation du suc, de l'odeur de la vie qui émane de cet être évoluant dans une atmosphère colorée (...). Pour moi une aquarelle est « dans » et non « de ». »
Je pense que ces deux textes donnent les clefs. Ce n'est plus, après, qu'une question de réception personnelle.
La réponse appelle cependant une remarque : elle explique aussi le système des séries que l'on trouve chez lui. Système au sens étymologique du terme « placer avec ». Car l'oeuvre ne part pas dans tous les sens au même moment. On ne passe pas - le pourrait-il d'ailleurs, je ne le pense pas - d'un sujet à un autre, ce qui ne veut pas dire qu'il y ait répétition. Ni progression. C'est un monde en bulles dont chacune correspond à un moment de sensibilité, de quiétude, de joie, d'inquiétude. Le peintre explore chacune de ces bulles, de ces petits mondes clos - clos, pour l'instant - en donne l'essentiel, c'est à dire la vie de chaque parcelle et passe à un autre domaine quand la connaissance est achevée.
Je me souviens, très précisément, d'une série, pour l'avoir vue de la première à la dernière oeuvre [celle entreprise quand sa femme attendit sa première fille... » Ce qui est accompli aujourd'hui ne peu l'être demain (...). De la palpitation à la cristallisation telle est mon aquarelle ». En effet, toutes les jour et toutes les inquiétudes jaillirent en formes et couleurs.
L'image très particulière de l'aquarelle lui permet, me dit-il, d'obtenir ce qu'il n'aurait pas avec la peinture à l'huile. Le matériau, car le papier de support joue un rôle n négligeable (au fait, le papier... vient du papyrus. L'Egypte pharaonique). Je n'ai vu qu'une seule fois une impression semblable à celle obtenue régulièrement par Rizkallah avec la peinture à l'eau, c'est le ciel, le tout petit bout de ciel au milieu de la toile de l'atelier de Breughel de Velours « Chemin du Marché ». Un peu de ciel bleu et blanc avec des traces rosées. Et ces quelques centimètres carrés « font» le tableau à eux seuls.
Puisque l'on en est aux comparaisons, j'ai trouvé une autre oeuvre qui, totalement différente de celle de Rizkallah m'ait rappelé immédiatement son œuvre : c'est une peinture du XVII ème siècle, hollandais (1667) le « Village au bout du Canal» de Cornelis Decker, une toile relativement sombre, ambrée plus exactement, paysage dessiné avec le souci habituel d'exactitude des Maîtres Hollandais. Tombé sous le charme, j'ai cherché à comprendre et à comprendre aussi pourquoi elle me rappelait AdIi. Et bien c'est très simple, c'est une toile aux couleurs du soir mais aux couleurs de l'âme. Aux couleurs de ce que l'on ressent face à un tel spectacle à cette heure qui n'est pas encore de la nuit, n'est plus du jour, quand on a sorti toutes ses antennes sensibles, fermé toute critique et tout raisonnement, que seuls joue dès la réception du spectacle, l'accord avec les sons, les odeurs et les images.
« Les parfums, les couleurs et les sons se répondent ». Dommage que Baudelaire soit mort. Il aurait certainement pu mieux définir les accords secrets qui relient les éléments d'une oeuvre hors du temps.
A noter cependant une autre force que cette confrontation m'a permis de mettre en évidence. On connaît tous ce que les cinéastes appellent « l'effet Koulechov» (un comédien - il s'agissait d'Ivé Mosjoukine - au visage rigoureusement immobile est vu trois fois, par un simple effet de montage l'une après un plan montrant une assiette de soupe, l'autre après un plan montrant un cadavre, troisième après une femme à demi nue. Tout le monde admira le talent de l'acteur qui exprimait merveille la faim, l'angoisse, le désir...). Cette force de Rizkallah est dans le fait que l'état d'esprit, l'état de sensibilité dans lequel on se trouve lorsque l'on est mis en présence d'une aquarelle n'influe au contraire en rien dans le jugement que l'on porte, car l'accord intime s'établit immédiatement. Ici l'effet Koulechov n'existe pas : la force interne de l'œil est trop forte pour ne pas dominer celle de celui qui regarde.
Non, en fait pas hors du temps. D'aujourd'hui. Constamment d'aujourd'hui. Pourquoi ? Je n'en sais rien et cela m'est, en fait, parfaitement égal. Je constate. C'est cela la liberté, la liberté de l'artiste, liberté que l'artiste donne. Et je comprends de mieux en mieux le conseil de Gabriel Audisio « quelque chose vous plaît, dites le, et il suffit. Vos raisons n'importent guère. Si quelque chose ne vous plaît pas dites le, mais il faut donner ses raisons.
Rizkallah me donne la liberté de ne pas avoir à dire pourquoi j'aime passionnément ses œuvres, pourquoi elles sont formidablement d'aujourd'hui. Car si on aime c'est parce il y a une intinité d’accords qui n’ont rien à voir avec l’intelligence (mariage d'amour contre mariage de raison...) ni avec la culture parce qu'ils touchent aux fibres les plus secrètt de l'être. Et si elles sont d'aujourd'hui c'est parce qu'il y a une modernité qui tient certainement au fait que la forme n'a plus à être définie pour donner l'impression voulue. II n'est pas nécessaire qu'une femme ait un ventre, des seins, des jambes, des bras, un cou, une tête pour représenter la mère ou l'amante. Il suffit d'une succession de plans en des tonalités différentes pour créer l'objet par l'impression.
« Il n'est pas la copie d'un autre être sur terre, non plus une tentation pour s'en approcher. Il naît pour la première et aussi pour la dernière fois, il ne se répète pas, il ne ressemble à rien d'ici bas, il vit instant très spécial, un instant éternel ». (Rizkallah Mai 1990).
Une permanence me frappe quand on reprend l'oeuvre du début. Celle des lignes de partage des plans ne sont faites que d'arrêt, de changement d'une couleur, d'une teinte, sans donner jamais l’ impression de rupture. Autrement dit, le tableau est fait d'une succession de plans qui donne chacun, une profondeur. On n'est jamais dans le plat mais dans les profondeurs, sans pour autant qu’il puisse paraître un manque d'assise. Ce n'est pas un jeu de construction établi mais il est composé par l'oeil qui regarde. « L'oeil écoute » écrivit Claudel. Exact, l'oeil ici écoute la distance, écoute ce qui peuple la distance. Tout tableau est situé dans l'espace et c'est aussi l'espace qui le définit. Elie Faure apporte une réponse : « l'art égyptien pendant 5 ou 6000 ans est resté, jusqu'à sa mort, plongé dans l'architecture, je veux dire dans une conception architecturale infrangible de l'univers».
C'est sans doute en héritier d'une tradition plusieurs fois millénaire avec laquelle il a renoué soudain les liens, « un matin à trois heures en 1971 à Paris», c'est en maintenant ce lien qu'il a réussi à maintenir une unité, une unité qui domine tout ce que l'on peut prendre pour évolution - couleurs plus forte, plans plus marqués etc... Ce qu'il explique d'ailleurs fort bien : « Lorsqu’une première aquarelle naît, elle m'invite à lui faire l'amour. Et, avant que je me répande entièrement, je m'arrête, garde quelques gouttes de ma sève. Ces gouttes seront, plus tard levain d'une nouvelle naissance ».
Car ce monde dans lequel il est né à trente deux ans après des études « patientes et acharnées» il le décrit ainsi avec infiniment de vérité et de puissance ; « La Voie Sacrée s'ouvrait à moi, sans détour, un pas et c'est l'irrévocable».
La non-évolution ici n'est pas une forme de statisme, de surplace. Il est Héritier. Héritier d'une, de plusieurs cultures mais essentiellement à laquelle viennent s'accrocher Ies autres, héritier de sensibilités multiples, héritier d'une lumière. Chaque oeuvre n'est que la représentation de cet extraordinaire pays qui est son monde intérieur. « Le rêve me dominait et les entrailles grouillaient de vie». Vivrait-il mille ans que l'exploration de cet univers ne serait achevée. C'est la raison de son unité.
Peut-être aurait-il fallu détailler la technique, l'assemblage des couleurs, la composition des oeuvres s'expliquer sur l'utilisation de l'aquarelle...
Peut-être. technique qui se voit est une mauvaise technique, tout assemblage de couleurs que «l’on peut codifier ou classifier est une volonté de faiseur, toute décomposition réussie est une preuve d'habilité mathématique. »
Peu m'importe. Je suis devant une oeuvre, une oeuvre qui me procure une véritable ivresse organique.
Je n'ai bien besoin de rien d'autre.