Portrait

par Khaïri Chalabi

Un visage, tel une lanterne de Ramadan, travaillée à la main, à la manière ancienne, dotée de plusieurs facettes formées de découpes de verre coloré. La flamme est unique en son coeur, mais la lumière qui en jaillit revêt de multiples couleurs. Le menton est étiré par une barbe hirsute. Le nez dort au dessus des lèvres, du sommeil stable et éternel du Sphinx. Telle une personnification de la sagesse des temps, rendue par un regard, dominant l'horizon infini, engendrée par le matin, le soleil, la nuit et la pluie. Sur les rives du fleuve, vertes colorées et bariolées de fleurs, se posent deux yeux, dissimulés derrière deux verres correcteurs. Ils semblent être deux ouvertures servant à attiser un feu capturé aux rayons du soleil. Ils sont remplis de patience, de persévérance, d'amour débordant de la vie ainsi que d'une suave passion pour la couleur.
Tel est le visage de ce peintre. Adli Rizkallah appartient à notre génération. Il est devenu une des personnalités de l'art figuratif égyptien moderne, dont nous pouvons être fiers. Cinquante huit ans, trente-deux expositions dont dix à Paris, dix au Caire et le reste en Jordanie, Beyrouth, Koweit et Hollande. Issu de l'Université des Beaux Arts du Caire en 1961, il travaille pendant dix ans pour la presse enfantine aux éditions Dar AI-Hillal. Il parfait sa formation artistique à Paris où ses dons se révèlent pleinement. Il découvre alors ses convictions profondes et dévoile le secret de la couleur, afin de s'en servir pour écrire sa propre symphonie et créer un monde qui lui appartient. .., , .

Il devient ainsi, lui même, un nouveau verset de la Sourate « couleur». Il est saïdien (région du Saïd, Haute Egypte). D'Assiout. Et ni son allure occidentale, ni la canne qui l'accompagne en permanence à l'instar d'un Yahia Haqqi ou d'un Tewfik Al Hakim, ni encore ses extravagantes capes taiwanaises ou japonaises qu'il revêt, ne nous bernent quant à ses origines. Tout cela ne cache pas la jeunesse éternelle de son coeur et moins encore sa « saïdinité» authentique. Même sa langue, sur laquelle courent des expressions occidentales élégantes et chantantes se réadapte au plus vite aux forts accents du Saïd dès que son maître traite ou parle avec son peuple.

C'est un saïdien pur, dans tous les sens de ce terme. On le voit parfois à l'heure de sa pause, assis au café de « la fleur du jardin », seul, sa canne à la main. On pourrait imaginer alors, qu'il est prêtre palestinien qui se serait secrètement échappé de l'un de ces couvents, déguisé en costume typiquement occidental. Approche-toi de lui sans crainte. Tu le feras sans doute devant le scintillement qui émane de son regard et qui te fascine pendant un instant. Puis tu te sentiras plus proche de lui, plus intime. Comme si tu avais grandi dans la même demeure que lui et que vous aviez couru ensemble, nus, derrière le camion d'arrosage municipal. Tu te trouveras devant un vieil enfant railleur plein d'espièglerie et empli d'une éternelle tendance à la gaité et au jeu. Se sont cette sincérité et cet authenticité qu 'il met en oeuvre dans son art.

Si tu te décides de jouer avec lui dix parties de trictrac, saches que les dix deviendront rapidement vingt, puis trente, puis cent. Il dressera pour toi ses pièges, les uns après les autres. Te laissera gagner avec générosité. Il ira même jusqu'à t'aider, te guider vers « l'authentique technique stratégique» qui pourrait te permettre de le vaincre. C'est alors que ton attention se figera, que tu te redresseras sur ton siège et que tu resteras sur tes gardes. N'imagines jamais le vaincre après cela. Car dans le jeu, il ne fait plus de distinction entre les gens que s'ils sont virtuoses joueurs. Sa jeunesse fera alors place à sa sagesse et le marchand de pomme de terre douce au sous secrétaire d'état.

Son père est sériculteur, tisserand en d'autres termes. Son outil principal est un métier à tisser manuel sur lequel il atèle ses tapis et les habits de soie qu'il fabrique. Cet homme est le père de six enfants dont Adli est le cadet. Vingt ans le séparent de son frère aîné. Il a ainsi bénéficié de l'expérience de tous ses frères et soeurs. Son intelligence est la moisson du savoir faire de ses aînés qui sont tous aujourd'hui, dans le commerce. Lui, parcourt la mer des couleurs faisant figure à part parmi les peintres les plus talentueux et les plus célèbres de sa génération tel Nagib Taj, Goda Khalifa, Al Labbad, AJ-Dissoqi Fahmi et Azzedine Nagib. Il est aussi devenu un des plus grands aquarellistes égyptiens du 20ème siècle. Car la couleur est pour lui une amulette secrète qui lui permet de formuler les mots de toute une langue dont il se sert pour fouiller dans l'existence, en extraire l'essence et deviner les vérités contenues dans les choses et les composants originels de l'univers. Il n'est pas surprenant que bon nombre de poètes égytpiens l’ait encensé. Il est probablement l'un de nos seuls peintres à avoir bénéficié d'un nombre aussi important de qasâ'id (poèmes en arabe classique) de poètes tels que" Ahmed Higazi, Abdel Mon'im Ramadan et Amgad Rayam. C'est probablement car son univers de couleur est un monde poétique pur dont découlent les images les unes des autres.
Adli Rizkallah fusionne totalement avec la nature. Elle est pour lui aussi bien une tendre mère qu'une maîtresse. La relation qui existe entre eux est une source intarissable de fécondité, de renouvellement et d'épanouissement.
Sa démarche évoque parfaitement la logique qu'utilise la technique de forage. Un premier sondage effectué à un point précis nous permet, nous révèle une première région jusque là inconnue. Celle-ci nous menera telle une passerelle vers une nouvelle strate qui elle, nous guidera peut être vers la « chambre mortuaire ». Aboutir à cette dernière est loin d'être en soi, une fin ultime. Cette expérience sera utilisée pour aller encore plus loin, plus profond, au coeur du trésor caché. L'image chez Adli RizkaIlah n'est ni isolée, ni unique. Elle résulte de la convergence d'une multitude d'images qui se mélangent. C'est comme une fatira mecheltata (sorte de beignet à pâte feuilleté de la campagne égyptienne), formée de ces couches de pâte séparées par le gras et distinctes les unes des autres. Comme notre univers constitué de particules imbriquées les unes dans les autres et gardant chacune, malgré son appartenance au tout, un potentiel propre, tendant vers l'unicité fusionnelle fondée sur la complémentarité des constituants en présence.
Les pétales de fleurs évoquent, par exemple, une multitude de formes qui symbolisent la vie et le génie de la nature. Si on les isolent, ils prennent l'allure de voiles de goélettes, de flammes, de baillonettes aiguisées, de poignards, de coeurs ou de seins. Toutes ces formes peuvent être réunies en un même instant. L'image puise alors sa richesse dans l'évocation et préserve ainsi le geste musical et rythmique de l'artiste.
D'autre fois, on croirait qu'il manipule des lentilles optiques, un peu à la manière d'un opticien testant notre capacité oculaire à saisir les distances. S'il applique une première lentille sur tes yeux, tu t'aperçois que le monde visible soudain s'éclaire et que tu en distingues désormais les traits. S'il superpose une deuxième lentille, tout se précise davantage. Tu découvres alors certains détails nouveaux jusque là enfouis dans l'ombre. C'est ainsi que les lentilles opèrent les unes après les autres afin d'agrandir notre champs de vision et notre acuité visuelle et de nous faire apparaître les moindres finesses des objets les plus éloignés. Il est frappant de constater combien cette méthode est proche, de la démarche de Adli Rizkallah. Il ne peint ainsi, jamais qu'un seul tableau mais toujours une série d’où émerge une seule thématique. La première oeuvre ne sera qu'un simple rocher qui commence à se fissurer légèrement, de manière à estomper un geste secret proche de la division de l’intention et annonciateur de la création novatrice. Dans le second tableau le rocher a fini de se fissurer, un pieux surgit comme une ombre de cette fente pleine de vie. Il contient en lui des dizaines de détails vivant comme une multitude de branches, de feuilles et de fleurs. Il se personnifie dans ses créatures inconnues et imaginaires mais en même temps si familières. Tout cela jaillit de ce volcan de couleurs qui atténuent les distances et séparent les choses les unes des autres en même temps qu' elles nous séparent d'elles. S'unissent alors dans notre regard, le visible et le perceptible, la science et l'art, la poésie et la vie, le réel et l'imaginaire, le rêve et le mythe et le possible avec l'impossible. Le rocher, le palmier, le ventre maternel, l'utérus el la fleur, sont les principaux éléments que Adli Rizkaliah utilise dans la construction de sa vision de la vie. L'ovale est le symbole de la terre, caché en toute créature qui vit sur terre et dans les cieux. Cela commence de la graine et de la goutte à l'utérus et au halo que forme la lumière. L'utérus occupe une place primordiale dans les tableaux du peintre. Surtout dans ses dernières séries et particulièrement dans celles qui traitent des fleurs (présentées dans sa dernière exposition à l'Institut Goethe du Caire).
Dans chaque oeuvre, l'arrondi de l'utérus coloré d'un gris bleuté est présent. Telle une enveloppe protectrice, il évoque aussi par sa couleur l'atmosphère qui entoure la terre. La vie est sous-jacente de l'immobilité. Comme si la terre brûlait avec force à l'instant des premières douleurs de l'enfantement. Comme si elle annonçait qu'elle allait accoucher, ou qu'elle accouchait déjà. Peut être dans Je prochain tableau. Celui qui doit s'extraire des premiers.
Au coeur de la roche, une obscurité totale. L'anéantissement et la destruction sont ceux d'une création nouvelle. L'obscurité est un degré de lumière, la lumière, une lamelle de couleur, la couleur, une pulsation des choses connues et inconnues. Le connu et l'inconnu sont tous deux enfouis dans les entrailles de la terre. Cette terre qui n'est, dans sa globalité, qu'une intime partie d'un univers extrêmement vaste et complexe, lui même simple ligne de l'écriture de la création, secret parmi les secrets du divin, l'Unique, le Tout Puissant.
Si l'image puise ses ornements et s'embellit dans le tableau, le spectateur se pense capable d'en saisir les composants et de l'embrasser d'un seul regard. C'est alors qu'une étrange impulsion jaillit du tréfonds de son esprit, boulverse ses certitudes et le pousse à reconsidérer les détails. Ce qu'il pensait être une colonne de marbre en forme de fleur de lotus, s'avère être le pied d'une jeune fille bien en chair, assise sur ce bleu profond entre les sommets des pyramides. Celles-ci à bien y regarder, se transforment à leur tour en feuilles de bananiers, puis en voiles de goélette allant à leur plus vive allure et se jouant des vents. Le bleu profond, ondulant, n'est autre que la surface de la mer. L'ossature de la jeune fille ressemble de loin à l'ombre d'une sculpture pharaonique. Mais lorsqu'on se rapproche, elle évoque plus une forme qui rappelle un pigeonnier, une cloche d'église ou le mausolée d'un saint. Et ce n'est que tout près que ses traits se précisent. Quand on la fixe, elle paraît nous observer de ses yeux volontaires, dotés de cils et de sourcils.
Cette structure n'est le résultat que d'une simple idée passagère, une simple couverture de roman (Les filles d'Alexandrie) d'Edward Kharât.
Adli Rizkallah s'adonne à cette activité, qui consiste à créer des jaquettes de livre, seulement quand un ouvrage le touche profondément. La vérité est qu'il est un lecteur invétéré. Il aborde avec patience et assiduité tout ouvrage artistique ou littéraire qui lui tombe entre les mains. Et il me paraît souvent plus assidu que bon nombre d'écrivains. Il ne faut pas oublier qu'avant sa célébrité Adli s'était joint à la cause du mouvement des jeunes écrivains et qu'il a marqué de son empreinte l'histoire de cette association.
Il crée la couverture du premier livre de Gamal Al Ghitani (feuillets d'un jeune homme qui a vécu il y a mille ans), celle du « forgeron», roman de Yussef AI-Qa'id, celle de l'ouvragé de Ghaleb Halmas (Wadî'wa al-qadima, mîled wa âkharun) et enfin celle de la première oeuvre de Ibrahim Aslan (buhayrit al-massâ'), Lac d'un après midi. Il n'a de cesse, jusqu’aujourd'hui, d'excercer cette activité avec la même persévérance que celle qu'il emploie pour exécuter ces grands tableaux.