CARNETS D’ADLY RIZKALLAH - Le commencement

Traduction française de Catherine Tissier-Thomas et Catherine Bachellerie

Avant le rêve

Leur Grand-mère

Ma grand-mère est âgée : elle a plus de quatre vingts ans. Elle a eu cinq filles et un seul garçon. Ma mère est sa seconde fille, et le garçon est le plus jeune. Ma grand-mère a pour lui un amour infini, qu'elle a légué à ses filles. Dirdis est parti, Dirdis est venu, Dirdis a dit.
Il s'appellait Guirguis, mais on disait "Dirdis", avec l'accent d'Assiout. Ce Dirdis avait un statut à part dans les maisons de mes tantes, un statut supérieur aux autres hommes, nos pères.
En ce temps-là, mon oncle Guirguis avait deux fils ; l'aîné avait un an de moins que moi et le plus jeune trois. Abnoub El-Hammam juste après la fin de la guerre, je n'avais pas huit ans. C'est à cette époque qu'ariva ce que je vais vous raconter ici.

La maison de mon oncle était à côté de celle de mon père. Mon grand-père avait une grande maison et une autre plus petite, toutes deux adjacentes à celles de mon père et de mon oncle. Ces autres maisons étaient les dernières de l'impasse EI-Sawâlem. N'y entraient que ses habitants et ses visiteurs.
Jetés sur le chemin où ne passait aucun étranger, il y avait de beaux papiers de bonbons, argentés, décorés de fleurs plus belles encore. Je les examinai, les palpai, sentis leur odeur délicieuse. Ils m'occupaient l'esprit, accaparaient mon imagination. Amm Hamza, le Soudanais, l'épicier du village, ne nous vendait que des bonbons à bon marché, au goût terne, lorsque nous avions la chance d'avoir un millième, rouge en ce temps-là.
J'entrai un jour dans la mandara, la pièce où ma grand-mère recevait, et qu'elle n'abandonnait que contrainte, pour aller aux toilettes. Elle était toujours assise à côté d'un banc de bois qui sentait le vieux, et qui était encore plus vieux qu'elle. Quand je passai la porte de la mandara, six yeux me fixèrent soudain, comme pris au dépourvu. Une odeur de complot se dégageait de la pièce et des yeux hostiles.

L'odeur parvint jusqu'aux yeux de mon innocence, jusqu'à les tuer. Un sourire bête se forma sur le visage de l'enfant de huit ans qui venait de découvrir l'odeur de la trahison et du crime ; prenant un air idiot, je quittai la pièce, comme si je n'avais rien remarqué, puis brusquement, j'entrai de nouveau. La boîte était dans les mains de ma grand-mère, la bouche ouverte sur les magnifiques bonbons, enveloppés de papier argenté décoré de dessins. Chaque enfant avait la main remplie des bonnes choses de la boîte et six yeux me regardaient : ceux des enfants, pleins de malice et de délectation, et ceux de ma grand-mère, sévères, pleins de reproche contre mon intrusion dans leur retraite, comme si j'avais commis une faute. Un instant passa qui me parut une éternité, puis la voix de ma grand-mère dit :
-Viens, Adly, prends un bonbon.
Mais qui allait me donner une voix pour répondre durant cet instant éternel? Mon esprit s'égara, tout en moi se mit à trembler. Allais-je pleurer et perdre la face devant eux? Je refoulai les cris mais cette voix que j'avais avant cette trahison refusait de sortir. Ma grand-mère répéta son invitation hypocrite. Laisse-moi donc tranquille toi, leur grand mère, que je me ressaisisse et que je puisse partir ! Je lançai un regard dur et haineux à leurs yeux qui ne cillèrent pas. Et je tournai le dos à ce lieu pour toujours.
J'ai gardé mon secret comme un déshonneur à ne pas dévoiler, jusqu'à mon retour de Paris, plus de trente ans après. Alors, j'en ai fait la confidence à ma mère, la seule qui avait ce droit. Avec son parler saïdi et ses yeux tendres qui m'enveloppaient, elle a murmuré :
- Mon fils... Et tu n'as jamais rien dit !
Ses mots, chargés de toute son affection et son amour, m'ont lavé de tout. C'est ainsi que l'histoire s'est achevée.

Cette histoire m'est revenue du plus profond de ma mémoire le jour" de la naissance de mon premier tableau - j'avais alors trente - deux ans. Ce Jour-là, je me suis amusé imaginer les réactions que j'aurais pu avoir.
Première hypothèse, la plus facile : j'aurais pu accepter ce jour-là de leur grand-mère qu'elle me traite comme un enfant de second rang, rester près d'elle et des fils de son fils, pour recevoir des miettes de sa tendresse. Cela ne s'est pas produit.


Seconde hypothèse : j'aurais pu me transformer en une brute, voler les affaires de leur grand-mère et frapper les fils de son fils Chaque fois que je me retrouvais seul avec eux. Cela n'est pas arrivé non plus.
Troisième hypothèse, ce que j'ai fait -je ne dis pas que j'ai choisi : j'ai refusé et j’ai détruit cette glande salivaire qui coulait dans la bouche de mon enfance.
J’ai détesté la laideur, j’ai suffoqué à cause de la méchanceté. J’ai été blessé par la saleté et la trahison.
J'ai quitté é de ma peau tout contact avec elle. Ce jour-là, j'ai couru vers le jardin, vers l'air, et les enfants de mon
cousin, qui eux non plus n'avaient rien à me cacher. Et nous avons joué ensemble, Nous nous sommes baignés dans l'eau à côté des pompes, et c'était comme si je me lavais de toute la saleté qui m'avait touché. Cette histoire a-t-elle un lien avec mon art ?

King Mariott, 19 juin 1991.


Le rêve

Le plus ancien souvenir remonte à l'âge de dix ans environ. Edouard, notre professeur de dessin, jouait du violon. Le professeur Edouard portait des lunettes à demi-monture dorée à la mode de l'époque, comme celles d'Abdel-Wahab. Je commençai à rêver de musique, mais comment un enfant de dix ans pouvait-il "savoir" que la musique est inaccessible dans son milieu social - une famille d'artisan, tisserand habile monté au Caire de son Saïd au début des années quarante - ? Arrachés à leur culture paysanne, à leur héritage saïdi, ils étaient devenus de petits commerçants sans aucun lien avec la culture écrite, pris par une vie purement matérielle, impitoyable ; ils plantaient leurs ongles dans la dure réalité de la ville pour survivre calculant chaque chose. C'est dans cette ambiance que grandit le petit garçon.
Et je découvris... le dessin.
Les feuilles de carton s'amoncelaient devant moi dans la boutique de mon frère, marchand de tissu, sans que j'ai à débourser un centime. Il suffisait d'un crayon noir ou, plus exactement, du crayon à copier que mon frère utilisait pour noter les achats et les ventes, pour que je m'amuse à dessiner tout le temps. Combien de baudets ai-je dessinés, combien de voitures de marchandises, combien de tout ce que mes yeux voyaient dans la rue Achara (aujourd'hui Abdou-Pacha) dans le quartier Wayliya à Abbassiya...

La décision

Elle fut prise à treize ans. Pourquoi cette clairvoyance si tôt? Je l'ignore encore… J'ai pris ma décision seul; la simple idée de m'ouvrir de mon souhait me terrorisait, tant mes rêves étaient en contradiction avec le vécu immédiat où se débattait la famille. Je me souviens parfaitement. Je pris le tram de la place Abbassiyeh jusqu'à Zamalek, et je trouvai une vieille muraille en fer que, dans mon imagination de gosse, mes yeux traversèrent pour découvrir un intérieur bien différent de la réalité comme un grand tableau riche en couleurs représentant le groupe des artistes, où mon imagination distinguait pas l'étudiant du professeur: ils avaient tous la même petite barbe que je porte aujourd'hui et ils "faisaient de l'art" ; l'air, les murs, tout était en couleurs. Je revins avec mon tableau imaginaire, et gardai mon secret pour moi.

Les études

Quand j'obtins mon baccalauréat, en 1955, je fis part de mon secret de mon désir à la famille. Refus. Il fallait que le fils dont l’instruction coûtait difficultés et sacrifices devînt médecin pour qu'on puisse être fier de lui, pharmacien à la rigueur, ou, au pire, professeur d’anglais. Nos aspirations étaient incompatibles. On me fit redoubler, avec l'espoir que j'obtiendrais le résultat qui me donnerait accès aux études qu'ils avaient choisies pour moi. Je fis exprès de ne pas obtenir les notes nécessaires à l'admission en médecine ou en pharmacie, mais je pouvais réaliser leur troisième voeu. En secret, je m'inscrivis à la faculté des beaux-arts, après avoir subi avec succès, sans aucune préparation, l'épreuve de sélection. Les nuages se dissipèrent lorsque j'obtins une bourse de mérite. J’annonçai à la famille que le gouvernement me donnait de l'argent pour mes excellents résultats. Ainsi, tout s'arrangeait entre nous, entre la bonne famille et moi ; le scandale était éteint, et pour moi, et pour eux qui souhaitaient voir s'alléger le fardeau qu'ils portaient.
Les études étaient diamétralement opposées au rêve : réalité académique, scolaire. Les trois années écoulées depuis le tableau imaginaire m'aidaient à le comprendre : à seize ans, j'avais mûri. J’étais un étudiant appliqué, consciencieux jusqu'à la bêtise. Les professeurs parlaient proportions, ombre et lumière, toucher de la surface, composition et reproduction des archétypes grecs, nature morte et modèles... Une mission m'enleva Gazzar, le seul qui m'ait chuchoté un peu d'art. Il nous transmettait une part de lui-même à nous nous les petits jeunes, avec douceur et gentillesse, comme si nous étions des grands et que nous comprenions. Kamal Amin m'enseigna quelques-uns des usages de l'art dans la vie, avec un enthousiasme qui devait s’engourdir au fil des ans ; il devint lui aussi un professeur traditionnel, attendant avec ennui la fin des cours. Les enseignants se cachaient dans leur salle, fuyant les ateliers où nous étudions, où nous les assaillions de questions sans fin.

Mais alors, où est l’art ?

C'est en dehors des murs de la faculté que je dénichai la première "oasis" : les rencontres du mercredi organisées par l'artiste Salah Taher, dans l'une des salles du musée d'art moderne qu'il dirigeait à l'époque - et qui fut sacrifié ensuite à la fièvre hôtelière. Il avait à ses côtés dans ces rencontres hebdomadaires Zaki Naguib Mahmoud et le Dr Youssef Mourad, aujourd'hui décédé.
Youssef Mourad savait faire passer un peu de son amour de l'art; il contribua plus qu'un autre à épancher ma soif. Après avoir exposé un point de vue au cours d'une discussion, il nous disait en riant : "Je vais me faire maintenant l'avocat du diable", et il reprenait la discussion du point de vue opposé. Il voulait que nous sachions... Que Dieu te garde !
La bibliothèque d'art attenante au musée regorgeait de livres rares et précieux, sans parler de la bibliothèque de la faculté d'arts plastiques. Nos yeux engloutissaient ces images, des reproductions de tableaux qui nous furent utiles. Hussein Fawzi nous initiait à la musique classique avec son remarquable programme hebdomadaire; il y avait aussi les auditions, à la discothèque du musée d'art moderne. Les revues Al-Magalla, dirigée par le Dr EI-Ahwani, si j'ai bonne mémoire, -puis par Yahya Haqqi, et Al-Risala Al Gadida, où je découvris les textes de Mahmoud Amin EI-Alem et la poésie de Salah Abdessabour et d'Ahmed Abdel-Moati Hegazi. Je me souviens encore de cet hémistiche : "Dis-le avec la poussière, la forme dans les mots nous a égarés". Pourquoi certains vers se gravent-ils ainsi dans la mémoire ?
Puis : une exposition au musée d'art moderne, où je découvre l'art de qualité, sincère et différent, de Kamal Khalifa. J'apprendrai par la suite qu'il avait arrêté ses études aux Beaux-Arts à cause de frictions avec des professeurs bornés et de l'intérêt limité des cours. Je me dis en riant que, tout en respectant sa position, je ne suis pas comme lui : car je pouvais supporter durant la moitié de la journée des études qui ne me satisfaisaient pas, ou plus exactement qui ne me suffisaient pas et me libérer de ce fardeau le reste du temps pour rechercher cet amant inaccessible, "l'art".
Ce dualisme était-il présent depuis le début ?

Avec la littérature

Revenons un peu en arrière, à l'époque où Sindbad façonnait les premières années de l'enfance. Nous achetions en nous cotisant un seul numéro que tous les enfants de la rue lisaient; l'un d'eux, qui s'appelait Saad, vola par la suite toute la collection. La page de "Soussoubad et Amabad" de Hussein Bikar dut avoir une influence particulière, car certains dessins sont encore aujourd'hui fixés dans ma mémoire.
Puis, je me mis à lire, à dévorer plutôt, les Arsène Lupin, les Sherlock Holmes et, les jours de chance, les romans d'Agatha Christie. Nous lisions plus d'un livre par jour. Je me souviens qu'une cloison séparait la pièce où je dormais de la chambre de mon frère aîné, le véritable chef de la famille. Cette cloison était percée d'une fenêtre, et mon frère m'interdisait la lumière la nuit. Nous ne connaissions pas encore les abat-jour, et je lus tous ces livres sous la couverture à la lueur d'une lampe électrique. Ma vue s'en ressent aujourd'hui, c'est sûr, mais peu importe, je n'ai pas de regrets.
Puis ce furent les romans et autres publications d'Al-Hilal : je me souviens de biographies du cheikh Omar Makram et du cheikh Charqawi. La première revu e littéraire fut L'Ame retrouvée de Tawfiq El-Hakim. Tous les titres d'AI-Kitab al-Dahabi et d'AI-Kitab al-fiddi, ceux de Dar an-nachr li-I-Jami'iyin, ceux d'al-Ezbekiyya et de Dar alCharq. J'ai lu avec passion tous les écrivains égyptiens, et j'aime encore Mahmoud Badaoui, Yahya Haqqi, Youssef Idriss. La littérature russe traduite, la littérature européenne en général et française en particulier. Mais je reviendrai bientôt sur la place de la lecture dans ma vie.

Les études, et après ?

Je terminai mes études aux Beaux-Arts. Bien entendu, il est une variété de fougueux que les professeurs n'aiment pas conserver dans les murs de la faculté, sous de faux prétextes qu'on aurait tort de prendre au sérieux. C'est plutôt le talent, l'angoisse de la recherche.
Samuel Henri, connu maintenant sous le nom d'Adam Henein Georges Bahgouri, Raga'i Wanis et beaucoup d'autres, Nabil Tag qui se frotta très tôt à l'art. Je m'arrêtai devant ses croquis au goudron représentant des ouvriers étalant l'asphalte pour lui dire "Ça, c'est de l'art". Nous n'étions pas liés par une amitié personnelle à l'époque. Tous ceux-Ià sont hors de tes murs. J'aurais souhaité être près des machines à gravure, comme on les appelle maintenant le « graphic ». Mais il n’en fut pas ainsi, je tournai le dos et ils en ont fait autant ? Dieu soit loué.

Où est l'art ?

Question lancinante. En mûrissant, en suivant des études académiques, je m'en suis éloigné, alors que je le croyais à portée de main. Quel contraste entre ce dernier jour d'études et le rêve de la vie colorée, des artistes colorés aussi, entre tes murs ?
Deux courants dominent alors les arts plastiques égyptiens. Le premier revendique la modernité par l'imitation des écoles occidentales ; je refuse cette voie intuitivement et, d'une certaine manière, consciemment. L'autre courant s'inspire de nos arts anciens, et notamment des arts populaires. Je pensais emprunter cette seconde voie, d'autant que j'avais été fortement marqué par Kamal Amin, l'une de ses vedettes, avec Sayyed Abdel-Rassoul et d'autres.

L'expérience d'une découverte

Une expérience importante : j'essaie de m'inspirer de dessins populaires nubiens dont Choukri Tawfiq m'a donné des reproductions photographiques. - Architecte doué et prometteur, il est parti pour l'Ouest américain, où il a été perdu pour nous. Mais revenons à notre récit : je reproduis avec habileté (est-ce vraiment de l'habileté ?), de manière plus structurée, professionnelle, un groupe de poussins. Puis je regarde mon dessin : de l'habileté, certes, une certaine qualité, mais il manque quelque chose. Quoi?
L'instant de la découverte illumine le coeur. Le dessin ne vibre pas comme celui de la jeune femme. Car je suis certain, quoique rien ne le prouve, que ce dessin est l'œuvre d'une jeune femme.
La jeune femme, en dessinant, accomplit un rite.
Elle élève cent poussins, dont quelques uns seulement survivront.
En les dessinant, elle les envoûte pour les protéger du malheur de la mort. Elle rend éternels ceux d'entre eux qui meurent en les dessinant.
Quand à moi je n'accomplis aucun rite.
Je prétends sans intérêt.
Donc sans issue.
Boitiller en s’appuyant sur une forme préexistante et prétendre lui apporter une nouvelle teneur est un mensonge majeur, qui trompe celui qui y croit, fût-il sincère dans ses intentions. L'art est forme et contenu indissociables l’un de l'autre. Aucune frontière ne les sépare qui nous autorise à commettre ce crime, le crime de séparer une forme de son contenu.
Les deux autre courants majeurs, apparemment opposés, sont en fait deux complices du même crime. Ceux qui claudiquent sur les béquilles de l’art occidental sont les mêmes que ceux qui prétendent s'appuyer sur l’héritage, même si les appellations différent.
J’ai compris que mon refus intuitif de l'imitation de l'art occidental était juste, mais aussi que ma première idée, l’idée que je me rangerais dans le second courant, si je lui avais donné suite, m’eût été fatale.
Je m’arrêtai pour reprendre ma recherche. L'atelier de Louxor offrait une bourse pour un séjour là-bas (à Gournah). Si je retournais au Saïd, aux sources de notre histoire ? Mais le frère aîné était exténué, et il me fallait assumer la responsabilité. Merci mon frère pour ce que tu as fait là. Je n'irais pas à l'atelier de Louxor malgré mon désir intense. Al Hilal organisait un concours pour recruter deux dessinateurs pour les revues Samir et Mickey. Je m'y présentai et j’obtins un poste. Mais je reviendrai ailleurs au dessin pour enfants. Car ce domaine, vers lequel je m'étais d'abord dirigé par un pur hasard, à la recherche d'un gagne-pain, allait prendre une place telle que je me retrouverais marié à cette voie et lui consacrerais une partie de ma vie.

La rencontre avec les écrivains

"Je t'invite à rencontrer les poètes et les écrivains de demain", m'annonce mon ami d'alors, Makram Henein, aujourd'hui dessinateur à AI-Ahram.
A Agouza, au pied d'un grand immeuble, un couloir étroit nous mène à une fenêtre à demi enterrée. Là, je suis frappé par un jeune homme aux traits épais - je le trouverai beau quand je le connaîtrai - et à la gallabieh rapée aux épaules, une quantité de feuilles de brouillon éparpillées autour de lui. Il nous accueille d'une voix rauque : "Je l'ai finie."
Il fixe d'un regard d'aigle la poche de ma chemise blanche immaculée où dépasse un paquet de cigarettes et s'écrie : - Vingt Belmont.. Donne !
Poliment, je sors une cigarette de mon paquet et la lui offre. Ses yeux lancent un éclat malicieux qui me plait, et que j'aime toujours chez lui malgré ce que les années ont fait de nous. Il crie encore :
- Les vingt Belmont, toutes !
Et il me prend le paquet des mains avec courtoisie, le pose devant lui d'un geste théâtral, prenant un faux air majestueux, ironique, et se met à lire « L'histoire du verre », dont je me rappelle encore le contenu et la construction. Soudain, il se rend compte qu'il ne me connaît pas, et nous en rions comme si nous nous connaissions depuis toujours.
Mohammed Gadd vit dans une pièce où tout est aussi usé que sa gallabieh, et qui sent la poussière et la sueur. Un seul et pauvre lit, et, sur les étagères, près du lit, par terre, partout, des centaines de livres rongés, lus par des dizaines de personnes. L'odeur de sueur suinte de partout, même de l'histoire que nous avions entendue.
Je pénètre dans cet univers et découvre que dans cette pièce à Agouza dorment chaque jour plus de dix personnes : poètes, écnvains, peintres... Je me mets à les fréquenter. Mohammed Gadd, Sayyed Khamis, Mahmoud Backchich et Makram Henein sont les occupants en titre, mais jamais ils ne passent une nuit seuls. Il y a là aussi Sayyed Higab, Yahya Taher Abdallah, Nazir Nabaa, Nabil Tag, le sculpteur palestinien EI-Hallaj, alors étudiant aux Beaux-Arts. Fréquentaient l'appartement tous ceux qu'on appellera plus tard la génération des années soixante. Nous échangions piastres et vêtements, rêves et illusions, maladies, brisures et déceptions.
Yahya Taher Abdallah me lit ses nouvelles comme des poèmes. Tout brûle : lui, sa cigarette, ses feuilles, son esprit. Je découvre Fouad Haddad à Barqouch. le pays de Sayyed Khamis et les Danses, que jusqu'à ce jour je considère comme un joyau de la poésie. Une autre dimension, un autre homme, et une poésie que les autres n'atteignent pas. Humilité et fierté, j'apprends que le chemin est Iong. Pourquoi est-il différent ?
Abdel-Hakim Qassem et ses « Sept jours de l'homme »; je lui dessine une couverture qui ne sera pas publiée mais qu'il a conservée jusqu'au jour de son départ, à la recherche ou avec l'illusion d'un succès rapide. Les uns essaient, d'autres échouent, d'autres s'égarent pour satisfaire quelques vils penchants, certains cherchent et tentent, tous sont refusés par l'édition et les médias officiels. J'illustre le premier recueil de Sayyed Higab ; « Wadie et Sainte Noëlle » de Ghaleb Halsa - couverture de premier ouvrage également -, il était un peu plus âgé que nous, et aussi intellectuel d'un autre genre, différent de notre génération; la couverture du premier livre d'Ibrahim Aslan, « Les lacs du soir » ; celle du premier Gamal Ghitany, « Carnets d'un jeune qui vécut il y a mille ans », il était un peu plus jeune que nous. L'amitié alors allait à la littérature, j'ai aujourd'hui pour amis la littérature et les écrivains, mais je ne fréquente guère les artistes peintres - chose étrange, qui ne m'a pas quitté.
J'avais un certain succès, mais il ne m'importait pas, ou ne me satisfaisait pas. Je n'avais pas encore trouvé ce que je cherchais. Je collais à ma génération et lui étais étranger tout à la fois. Encore le dualisme. Je vénérais ma liberté, qui me conduisait à la recherche, et j'étais alors bien loin d'être satisfait de moi.

Sur la compagne de voyage

J'ai fait sa connaissance dans les couloirs des éditions Al-HilaI.
Une beauté particulière, une magie au secret inconnu tout comme l'art. Elle cherche, essaie, veut un ami homme, comme elle me le confiera plus tard, et il semble qu'elle a trouvé satisfaction en ma personne. Trois années de déambulations communes dans les expositions, à la bibliothèque d'art, à celle de l'institut Goethe, ensemble tous les jours, nous discutons et échangeons des idées, amis véritables sans autre chose.
J'essai de la marier à des amis, et mes tentatives sérieuses échouaient, ou du moins est-ce ainsi que j'imagine les choses jusqu'au jour où je découvre en la regardant qu'elle est "ma femme'. Je le lui dis. Ensuite, je l'attends durant huit longues années. Car les barrières qui nous séparaient- étaient hautes, presque insurmontables. Mais j'étais convaincu qu'elle serait à moi, et ainsi en fut-il.
Elle m'a donné foi et sécurité. Elle a toujours cru en moi, sans étalage, sans déclaration niaise, lourde. Elle a partagé les années difficiles, et est toujours présente, sans jamais la moindre plainte. Quand elle rentrait à la maison, elle regardait du coin de l'oeil vers la table à dessin. Et était rassurée quand elle y voyait un travail. Je lui ai demandé un jour pourquoi.
- Quand tu travailles, tu es adorable, tu es le plus doux et le meilleur des hommes. Quand tu ne travailles pas, tu es insupportable je ne te veux pas.
Elle fut la première à croire en moi, et n'allez pas croire qu'elle aime toutes mes oeuvres. Je m'appuie beaucoup sur son regard sûr. Elle aime les tableaux cristallins et n'apprécie guère mes oeuvres quand elles penchent vers la représentation. Elle m’a donné deux filles : Tamr et Dalia. Je lui ai donné les désagréments de l'art, et sa beauté.

La calamité de 1967

Cela cogne sur les têtes. Nous nous effondrons, incrédules. ( avait beau être des marginaux, et contester beaucoup de choses, le plus pêssimiste d'entre nous n'imaginait pas que ce qui arriva. La génération précédente, plus proche du pouvoir, s'imaginait qu'il apporterait le salut. La mise en oeuvre était pleine de trous qui se sont tous logés au fond du navire. Les opportunistes se sont accrochés à la Révolution et à sesorganisations.
Années de doute et de confusion, où se mêlent intoxication, désespoir et folie.
Moi qui rêve d'art.
Toi l’inaccessible, où es-tu ?
Encore le commencement.

Le départ

Le départ, dénudé, laissant tout derrière moi. Pour recommencer. Essai d’études à Paris. Ils rient et disent : tes œuvres sont du niveau de fin d’études. L’Académie ne t’apportera rien de nouveau. Ne perds pas ton temps à étudier.

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