CARNETS D’ADLY RIZKALLAH - Premiers jours à Paris ou le début de l'histoire

Te verrai-je avant le repos du corps dans la mort?
Caresserai-je ton corps ?
Me prendras-tu un jour dans tes bras ?
Me donneras-tu Ia vie /la mort ?
Alors ce sera le repos éternel.


Historiette

Je suis arrivé à Paris avec ce qui me restait des cent francs et trente-trois dollars qu'on était alors autorisé à sortir d'Egypte, invité par mon amie Nicole Ether que j'avais reçue au Caire. Elle ne se trouvait pas à Paris, et j'ai dû attendre le week-end pour la voir. En attendant son retour, j'ai composé cent petits collages en l'espace de trois jours.
Mon amie a invité quelques-uns de ses amis pour qu'ils fassent la connaissance de ce fameux Adly, dont elle leur a rebattu les oreilles à son retour du Caire. Après le dîner, elle me demande ce que j'ai vu et fait à Paris depuis mon arrivée. Je présente mes petits tableaux comme des cartes postales. Elles plaisent beaucoup. Je les divise en dix séries de dix, puis je demande :
-Combien se vendent les cartes postales à Paris ?
-Autour de vingt francs, pour des cartes peintes à la main, me dit-on. Mais elles sont peintes par des amateurs, et sont loin d'avoir cette qualité.
-Et les cartes postales ordinaires?
-De un à cinq francs, suivant la taille et la qualité.
-Je veux vendre ces dessins, mais à une condition, dis-je après un instant de silence. Qu'on les vende à trois francs pièce.
-Vous êtes fou ! se récrient-ils tous en coeur.
-J'insiste ! C'est mon prix, je n'en changerai pas.
Chaque convive regarde la série qui se trouve devant lui en se disant qu'il serait fou de laisser passer pareille occasion. Et en quelques minutes, chacun a sorti le prix des cartes posées devant lui, et je me retrouve avec exactement trois cents francs. Pas si fou !
-Que se passe-t-il ? me demande Nicole, ému. Je te connais... Parle, Adly.
-Maintenant seulement, grâce à cet argent, je sais que je peux rester deux semaines à Paris pour commencer mon chemin. Dans quinze jours, soit je n'aurai pas tout dépensé, soit je m'en irai, tout simplement.
Nicole me saute au cou et me prend dans ses bras.
-Voilà le Adly que je connais et que j'aime !
Elle relève la tête au milieu de ses amis comme pour dire : Ne vous l'avais-je pas dit ?

Ce soir-là, j'ai demandé où vendre ce genre de travaux ; on m'a conseillé le quartier Saint-Sulpice, où se trouvent des boutiques d'artisanat. Les jours suivants, je peints une nouvelle série. Je l'emballe proprement, et je vais à Saint-Sulpice. Là, je choisis la boutique qui me semble la plus artistique, et j'avise une grande femme, entre deux âges, qui doit être la gérante. Je lui présente les cartes. Elle les regarde une à une, attentivement.
-Vous voulez les vendre chez moi?
-Oui.
-Je vais les vendre trente francs pièce, la moitié pour vous et l'autre pour moi.
-Ma seule condition est que vous les vendiez six francs pièce : trois francs pour vous, trois pour moi.
Elle me rit au nez.
-Vos cartes se vendront à trente francs. Pourquoi les vendre moins cher ?
-Laissez-moi fixer le prix.
Elle accepte, étonnée. Je pars en lui laissant mon numéro de téléphone. Le lendemain, elle m'appelle :
-Passez au magasin. J’ai vendu toutes vos cartes.
Je reprends aussitôt le chemin de Saint-Sulpice.
- J'ai vendu une vingtaine de cartes par deux ou trois m'explique-t-elle. Puis un client en a acheté quatre-vingt d'un coup. Il s'est présenté comme un homme d'affaires et m'a dit: "Je vous achèterai toutes les cartes de cet artiste, quelle que soit la quantité, pour les utiliser comme cartes de société."
Durant mon premier mois à Paris, cette boutique m'a vendu mille cinq cents cartes. Grâce à leur produit, j'ai loué une chambre pour commencer ma vie parisienne : une petite vie simple qui semblait compromise pour un homme qui, pour vivre dans une ville aussi dure n'avait en poche que la monnaie de cent francs et de l'enthousiasme à revendre.

Le premier tableau

Il suffit d'un rien pour tout déclencher, comme on dit. Après lesépreuves, la souffrance, les impasses. Une nuit à Paris, 1972 avenur Nicolo, dans le seizième, dans une petite chambre où ma femme se débattait entre les murs mansardés. Heureux de la nouvelle boîte à couleurs que je viens d'acheter - je n'aurais jamais pu m'en acheter une semblable au Caire -, je caresse les couleurs, les mélanges, les fais danser ensemble. Je joue, je m'amuse avec les couleurs, Le cœur battant, le corps tremblant, je pleure d'allégresse et de bonheur, je crie de joie.
Ma femme se réveille et me prend dans ses bras.
-J'ai trouvé l'art !
Enfin, je l'ai trouvé !
Elle m'apaise, sourit et se rendort.
Enfin !
Une envie débordante de jeu, de beauté, de pureté. Fuir toute cette laideur abhorrée ! Je me souviens alors de l'histoire de ma grand-mère, que je vous ai raconté au début de ces carnets. Pourquoi me revient-elle en mémoire le jour où je trouve le premier tableau?

Après le premier tableau

Après le premier tableau, les autres se bouscuelent, comme si une barrière invisible avait soudain disparu. Je travaille chaque jour avec une passion et un bonheur immenses. Comme ensorcelé, pris sous un charme auquel j'avais peine à croire.
L'art m'est-il enfin vraiment venu? Après être arrivé au bord du doute...
Envie de jouer. Harmonie sur la feuille. Le coeur et l'âme en fête, je m'enivre dans le travail, par le travail, comme un enfant longtemps, méchamment, privé de jeu.
Pourquoi me suis-je rappelé ma grand-mère le jour où j'ai trouvé mon premier tableau ? Plus de vingt ans durant, la mémoire a enterré les blessures de l'âme, mais l'histoire n'est pas morte en moi.
Ma grand-mère est-elle la seule à m'avoir privé de mon enfance et de mon innocence ? Ou bien n'est-elle que le symbole de la médiocrité académique infligée à mon innocence à la faculté des Beaux Arts ?
Le symbole de la médiocrité dominant les discours pompeux sur l'exploitation du patrimoine, ou la terne contemporanéité ? Me suis-je vraiment délivré de toi, grand-mère, en accouchant de mon premier tableau ?
Je me suis libéré de vous, Académiques, propagateurs de la médiocrité. Et j'ai joué, joué...
L'art est-il un jeu ?
J'en suis convaincu. Un jeu au sens vrai, profond du terme, comme la vie dans ses moments les plus intenses se concrétise dans un jeu. N'est-ce pas ?

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