CARNETS D’ADLY RIZKALLAH - Avec Juilius Bissier, Claude Bernard et Picasso. Le jour de la naissance de Tamr
La tentation est éternelle
La tentation
dans l'océan de l'esthétique
dans l'océan de l'orgueil de l'artiste
dans l'océan du retour vers le rivage de l'homme la sécurité.
Julius Bissier, Claude Bernard et moi
La galerie de Claude Bernard, dans le Quartier Latin, est une des plus importantes en France. Lors de ma tournée hebdomadaire des expositions, je ne manque jamais d'y passer, connaissant la qualité de ses expositions. En entrant dans la salle ce jour-là, je tombe sur l’exposition d'un artiste qui m'est inconnu, et dès le premier regard, je suis saisi. Il se passe en moi quelque chose d'étrange. Des sentiments confus, qui me rappellent le jour où j'ai vu EI-Bagaouat dans les oasis : j'avais alors eu la sensation d'avoir déjà vécu cette ville, ces ruines. Cette ville où mes ancêtres, fuyant les persécutions de l'empereur romain, s'étaient réfugiés. Je ne connais pas la réponse à la question. Aujourd'hui, en visitant cette exposition, j'ai la même sensation de déjà vécu. Pourquoi ?
C'est comme si j'avais moi-même un jour peint cette oeuvre. Il y a quelque chose en commun entre nous, dans l'esprit et dans le coup de pinceau. Par une étrange coïncidence, Moukhtar EI-Attar a écrit un jour à propos de mes tableaux: "C'était le rêve artistique de Julius Bissier, Adly Rizkallah l'a réalisé. " Je ne suis pas responsable des paroles de Moukhtar El-Attar, mais sa remarque a attiré mon attention.
Seul dans la salle, passe beaucoup de temps à étudier ces tableaux. J’achète quelques cartes, un petit livret sur l’artiste, et je passe encore plus d’une heure à regarder l’exposition - une trentaine tableaux de petite taille. Puis j'achète le catalogue de l'exposition, sans regarder le prix: 250 francs, dans les années soixante-dix, ce n’ était pas rien. Après avoir encore passé du temps avec les oeuvres de l’artiste, je m'apprête à quitter la salle, lorsqu'un homme portant des lunettes aux montures épaisses s'adresse à moi.
-Quelle est votre profession? me demande-t-il .
-Peintre.
-Vous êtes Arabe?
Devant mon étonnement, il montre le journal El Ahram, que j’achète chaque fois que je passe par le Quartier Latin.
-Oui. Egyptien.
-J'aimerais voir vos oeuvres.
Nous convenons d'un rendez-vous, un mardi, je m'en souviens encore. Je lui demande son nom.
-Claude Bernard.
Je m'excuse en riant; je suis un des visiteurs assidus de sa galerie, mais je ne le connaissais pas.
Le jour convenu, j'emporte mes oeuvres dans une grande pochette à dessin. Il y jette un coup d'reli, un seul, sans les sortir de la pochette. -C'est ce que je m'attendais à voir. Je vous laisse avec le directeur de la galerie car je dois partir pour Genève.
Son directeur observe mes tableaux attentivement, un par un, puis choisit la série dans laquelle j'avais vu une certaine communauté d’esprit avec Julius Bissier.
-Claude Bernard va publier un livre d'art sur vous en collaboration avec Edmond Jabès.
-Qui est-ce ?
-Comment, vous ne connaissez pas Edmond Jabès ? C'est un poète français, il est d'Alexandrie, de chez vous. TI a quitté l'Egypte dans les années cinquante, et depuis, il vit en France.
Tout à coup, j'ai un doute. Cette proposition, de la part d'une galerie où l'on ne se fait pas exposer facilement... Pourquoi cherche-t-on, à ce moment-là précisément, un artiste égyptien pour l'associer à personnalité juive ? Je n'aime pas le racisme. Mais je n'ai pas oublié ma surprise le jour où j'ai vu, dans le Nouvel Observateur, deux articles en double page, signés l’un par un écrivain israélien et l’autre par Mahmoud Hussein, pseudonyme d’Adel Rifaat et Bahgat El Nadi, deux égyptiens vivant à Paris. Tout ceci à des relents politiques. Je refuse tout en bloc, la proposition, et l'invitation à avec Edmond Jabès. Mon interlocuteur n'en revient pas.
-Vous êtes fou? Il y a dans cette ville au moins trente artistes qui attendent une offre comme celle-là. Vous êtes fou ? répète-t-il avec emphase.
Je le sais, mais je veux rester un artiste égyptien.
-Mon oeuvre n'est peut-être guère importante à vos yeux pour le moment, ai-je dit, mais elle deviendra plus que vous ne le pensez si la vie me laisse le temps de produire un art qui lui survivra, et que je laisserai à mon pays bien-aimé, et à vous tous si vous le voulez.
Je suis sorti au grand air sans regret. J'ai bu un café dans le café à côté, en observant les gens simples qui jouaient au flipper en buvant une bière avec les étudiants de la faculté des Beaux-Arts située en face. Je me suis senti envahi par la paix des gens simples, je suis l'un d'eux.
Le jour de la naissance de Tamr
Ma femme est toujours belle, mais enceinte, c'est la plus belle des femmes. Je l'envie, avec amour, pour ce beau monde coloré qu’elle porte en elle. Je ne m’imaginais pas le foetus comme on le voit dans les livres de vulgarisation sur l'enfantement qu'elle lit. Je voyais autre chose, et je l'enviais.
A Strasbourg, Roland Recht, professeur d'histoire de l'art, regarde avec moi dernières oeuvres. Sa petite fille lui demande :
-Qu'est-ce qu'il peint, l'oncle Adly ? "
-Des foetus dans des utérus, répond-il. Sa femme attend un enfant, et ses tableaux aussi.
Je regarde mes tableaux: il a raison !
L'accouchement est arrivé un peu prématurément. Nous avions la chance d'avoir avec nous notre amie soeur Roselyne de Villaines (initiatrice avec Simone Tager du projet d’Akhim en Haute Egypte) fille de bonne famille qui avait abandonné la considération sociale et l'argent pour chercher le salut; elle nous a accompagnés à l’hôpital Saint Vincent de Paul. Ma femme voulait qu’elle l’accompagne dans la salle d’accouchement, mais c’est interdit : seul le mari y est autorisé. Comme tout oriental à qui sa femme interdit d'assister à de telles situations, je refuse, mais en les voyant s'éloigner avec mon épouse, je cours derrière eux.
On me passe une blouse stérile, et j'assiste à l'accouchement.
La nature telle que je la connais. Sang, excréments, sueur, fécondité, violet, vert, bleu, rouge. Toutes les couleurs accouchent, et la sueur, la fécondité, le sang, les odeurs...
La sage-femme nous laisse seuls.
-J'ai assisté à beaucoup d'accouchements, me dit-elle après. Mais c'est la première fois que je vois un homme accoucher.
Elle s'est sentie gênée et elle nous a laissés seuls.
Ils sont venus au dernier moment, pour que naisse notre enfant Tamr. Je rêvais d'une fille.
-Qu'est-ce que c'est ? me demande ma femme.
-Une fille.
-Tu es heureux?
-Oui.
Des dizaines de fois, elle répète sa question, et je répète ma réponse, jusqu'à ce que la sage-femme me donne une bourrade sur épaule :
-Pas besoin de connaître l'arabe pour voir qu'elle est incapable de vous dire autre chose ! Allez faire un tour et revenez dans trois heures. Elle se sera remise de l'anesthésie et vous pourrez tenir une conversadon sensée.
Nous sortons, Roselyne, qui attendait, et moi. Morts de faim. Une algérienne plantureuse vend des saucisses-frites et du vin en face de la station de métro. Nous mangeons avec un appétit sans précédent. Nous échangeons les regards, nous redemandons la même chose, et nous disons en même temps :
-Un délice de paradis !
Quelques mois plus tard, j'ai dit à Roselyne que j'étais retourné chez l'Algérienne, mais que je n'avais pas retrouvé cette même saveur. Elle a ri : elle aussi y était retournée et avait eu la même impression. Des quelques heures qu'a duré la naissance de Tamr, je suis sorti un autre homme. Depuis ce jour, mes tableaux portent le sang de la naissance. Sa fécondité, ses couleurs, la joie de la nature. Quand on me dit : tu peints le sexe, je réponds : ils ont des yeux mais ils ne voient pas.
Rien n'est plus beau que la naissance, hymne à la nature.
Avec Picasso
De longues années, je n'ai eu de cesse de voir tout ce je pouvais voir des oeuvres du légendaire Picasso. La première rencontre a eu lieu au musée d'art moderne qui se trouvait alors avenue d'Iéna, une salle ronde où se mêlaient les oeuvres de Picasso et de Braque. Des tableaux de la période cubiste, lorsque les deux artistes, à l'époque très proches, travaillaient main dans la main. Chaque fois qu'un tableau m'attirait, je m'approchais et je voyais la signature de Braque. Les Parisiens entendaient ainsi montrer que Braque était un poète, le meilleur et le plus sincère des cubistes.
Dans le musée, d'autres tableaux de Picasso, seul cette fois, d'autres périodes. D'autres expositions, que je verrai et reverrai plus d'une fois. Je vois plusieurs fois toutes les oeuvres exposées. Je me donne beaucoup de peine pour tenter de pénétrer dans son monde. Beaucoup d'efforts, pour un piètre résultat.
Pour autant, je n'ose exprimer trop haut et fort un avis négatif. Ce serait tourner la difficulté, comme le font d'aucuns. Par la suite, je lirai beaucoup sur lui, sans parvenir à changer d'opinion.
Picasso est mort. Une exposition est organisée pour les tableaux offerts à l'Etat français par les héritiers du peintre, qui s'acquittent ainsi des droits de succession. Et quelle succession ! Grâce à ses œuvres, la famille Picasso passe pour être l'une des plus riches au monde. Je me promène au milieu des tableaux, comme à mon habitude, plein de bonne volonté. Rien n'y fait: malgré mon humble respect face aux tableaux, je ressens toujours la même chose.
J'ai toujours eu une opinion négative des oeuvres où il cherche à assimiler l'art nègre. Le masque africain le plus banal est plus intéressant, a plus de valeur que les tableaux de Picasso de cette période, si précieuse soit leur signature.
Puis... Je passe dans une dernière salle. Je vibre, tressaille, le souffle coupé. Je cherche un appui, me laisse tomber sur un canapé. Je regarde : un art qui va droit au cœur. Les dernières années de la vie du peintre. La main a tremblé. Les couleurs sont crues. La peur frappe à ta porte. Est-ce le pressentiment de la mort ?
Picasso a peur. L’ogre tremble, pour la première fois.
Même toi Picasso, la puissance, le talent, la réalisation, réalisation-puissance, talent-puissance, puissance-réalisation-talent, réalisation-talent-puissance.
Dieu de la réalisation européenne. Tu es Wagner. Tu es Nietzsche. Tu es l’Occident. Je t'ai reconnu, ogre ! Je t'ai reconnu.
Que me manquait-il pour te voir comme il faut? Rêveur qui a besoin de détresse pour s'enivrer d'art. La naissance, naissance de Tamr, ne suffisait-elle pas pour détruire en moi cette fragilité, ce romantisme congénital ?
J’ai changé pour voir tes tableaux avec un oeil nouveau. Je te suis revenu souvent. Je savais que je saurais. Et j'ai su. Le tableau ne vit pas seulement par l'amour. Le tableau ne vit pas seulement par l'esprit. Pas seulement... Nous devons être humbles pour savoir. Alors, nous saurons et ensuite, nous saurons voir. Jouirons de l'art et de la vie.
Picasso a assimilé tout le patrimoine européen, de la Grèce antique jusqu’à ses contemporains. Il a tout assimilé pour créer des tableaux picassiens. Il a même utilisé quelquefois leur vocabulaire. Comparez-le à Matisse : la rampe du balcon en fer forgé, les fines fioritures des fleurs, la fenêtre ouverte sur un ciel bleu ; Picasso a repris Matisse, mais pour produire un Picasso.
Un cas exceptionnel. Imiter quelqu'un est une faute, mais chez Picasso c'est une qualité.
Son échec, ce fut l'art nègre. TI a évité l'art égyptien ancien. Dans mes souffrances avec Picasso, j'ai appris à voir... Puissiez-vous comprendre !
C'est comme si j'avais moi-même un jour peint cette oeuvre. Il y a quelque chose en commun entre nous, dans l'esprit et dans le coup de pinceau. Par une étrange coïncidence, Moukhtar EI-Attar a écrit un jour à propos de mes tableaux: "C'était le rêve artistique de Julius Bissier, Adly Rizkallah l'a réalisé. " Je ne suis pas responsable des paroles de Moukhtar El-Attar, mais sa remarque a attiré mon attention.
Seul dans la salle, passe beaucoup de temps à étudier ces tableaux. J’achète quelques cartes, un petit livret sur l’artiste, et je passe encore plus d’une heure à regarder l’exposition - une trentaine tableaux de petite taille. Puis j'achète le catalogue de l'exposition, sans regarder le prix: 250 francs, dans les années soixante-dix, ce n’ était pas rien. Après avoir encore passé du temps avec les oeuvres de l’artiste, je m'apprête à quitter la salle, lorsqu'un homme portant des lunettes aux montures épaisses s'adresse à moi.
-Quelle est votre profession? me demande-t-il .
-Peintre.
-Vous êtes Arabe?
Devant mon étonnement, il montre le journal El Ahram, que j’achète chaque fois que je passe par le Quartier Latin.
-Oui. Egyptien.
-J'aimerais voir vos oeuvres.
Nous convenons d'un rendez-vous, un mardi, je m'en souviens encore. Je lui demande son nom.
-Claude Bernard.
Je m'excuse en riant; je suis un des visiteurs assidus de sa galerie, mais je ne le connaissais pas.
Le jour convenu, j'emporte mes oeuvres dans une grande pochette à dessin. Il y jette un coup d'reli, un seul, sans les sortir de la pochette. -C'est ce que je m'attendais à voir. Je vous laisse avec le directeur de la galerie car je dois partir pour Genève.
Son directeur observe mes tableaux attentivement, un par un, puis choisit la série dans laquelle j'avais vu une certaine communauté d’esprit avec Julius Bissier.
-Claude Bernard va publier un livre d'art sur vous en collaboration avec Edmond Jabès.
-Qui est-ce ?
-Comment, vous ne connaissez pas Edmond Jabès ? C'est un poète français, il est d'Alexandrie, de chez vous. TI a quitté l'Egypte dans les années cinquante, et depuis, il vit en France.
Tout à coup, j'ai un doute. Cette proposition, de la part d'une galerie où l'on ne se fait pas exposer facilement... Pourquoi cherche-t-on, à ce moment-là précisément, un artiste égyptien pour l'associer à personnalité juive ? Je n'aime pas le racisme. Mais je n'ai pas oublié ma surprise le jour où j'ai vu, dans le Nouvel Observateur, deux articles en double page, signés l’un par un écrivain israélien et l’autre par Mahmoud Hussein, pseudonyme d’Adel Rifaat et Bahgat El Nadi, deux égyptiens vivant à Paris. Tout ceci à des relents politiques. Je refuse tout en bloc, la proposition, et l'invitation à avec Edmond Jabès. Mon interlocuteur n'en revient pas.
-Vous êtes fou? Il y a dans cette ville au moins trente artistes qui attendent une offre comme celle-là. Vous êtes fou ? répète-t-il avec emphase.
Je le sais, mais je veux rester un artiste égyptien.
-Mon oeuvre n'est peut-être guère importante à vos yeux pour le moment, ai-je dit, mais elle deviendra plus que vous ne le pensez si la vie me laisse le temps de produire un art qui lui survivra, et que je laisserai à mon pays bien-aimé, et à vous tous si vous le voulez.
Je suis sorti au grand air sans regret. J'ai bu un café dans le café à côté, en observant les gens simples qui jouaient au flipper en buvant une bière avec les étudiants de la faculté des Beaux-Arts située en face. Je me suis senti envahi par la paix des gens simples, je suis l'un d'eux.
Le jour de la naissance de Tamr
Ma femme est toujours belle, mais enceinte, c'est la plus belle des femmes. Je l'envie, avec amour, pour ce beau monde coloré qu’elle porte en elle. Je ne m’imaginais pas le foetus comme on le voit dans les livres de vulgarisation sur l'enfantement qu'elle lit. Je voyais autre chose, et je l'enviais.
A Strasbourg, Roland Recht, professeur d'histoire de l'art, regarde avec moi dernières oeuvres. Sa petite fille lui demande :
-Qu'est-ce qu'il peint, l'oncle Adly ? "
-Des foetus dans des utérus, répond-il. Sa femme attend un enfant, et ses tableaux aussi.
Je regarde mes tableaux: il a raison !
L'accouchement est arrivé un peu prématurément. Nous avions la chance d'avoir avec nous notre amie soeur Roselyne de Villaines (initiatrice avec Simone Tager du projet d’Akhim en Haute Egypte) fille de bonne famille qui avait abandonné la considération sociale et l'argent pour chercher le salut; elle nous a accompagnés à l’hôpital Saint Vincent de Paul. Ma femme voulait qu’elle l’accompagne dans la salle d’accouchement, mais c’est interdit : seul le mari y est autorisé. Comme tout oriental à qui sa femme interdit d'assister à de telles situations, je refuse, mais en les voyant s'éloigner avec mon épouse, je cours derrière eux.
On me passe une blouse stérile, et j'assiste à l'accouchement.
La nature telle que je la connais. Sang, excréments, sueur, fécondité, violet, vert, bleu, rouge. Toutes les couleurs accouchent, et la sueur, la fécondité, le sang, les odeurs...
La sage-femme nous laisse seuls.
-J'ai assisté à beaucoup d'accouchements, me dit-elle après. Mais c'est la première fois que je vois un homme accoucher.
Elle s'est sentie gênée et elle nous a laissés seuls.
Ils sont venus au dernier moment, pour que naisse notre enfant Tamr. Je rêvais d'une fille.
-Qu'est-ce que c'est ? me demande ma femme.
-Une fille.
-Tu es heureux?
-Oui.
Des dizaines de fois, elle répète sa question, et je répète ma réponse, jusqu'à ce que la sage-femme me donne une bourrade sur épaule :
-Pas besoin de connaître l'arabe pour voir qu'elle est incapable de vous dire autre chose ! Allez faire un tour et revenez dans trois heures. Elle se sera remise de l'anesthésie et vous pourrez tenir une conversadon sensée.
Nous sortons, Roselyne, qui attendait, et moi. Morts de faim. Une algérienne plantureuse vend des saucisses-frites et du vin en face de la station de métro. Nous mangeons avec un appétit sans précédent. Nous échangeons les regards, nous redemandons la même chose, et nous disons en même temps :
-Un délice de paradis !
Quelques mois plus tard, j'ai dit à Roselyne que j'étais retourné chez l'Algérienne, mais que je n'avais pas retrouvé cette même saveur. Elle a ri : elle aussi y était retournée et avait eu la même impression. Des quelques heures qu'a duré la naissance de Tamr, je suis sorti un autre homme. Depuis ce jour, mes tableaux portent le sang de la naissance. Sa fécondité, ses couleurs, la joie de la nature. Quand on me dit : tu peints le sexe, je réponds : ils ont des yeux mais ils ne voient pas.
Rien n'est plus beau que la naissance, hymne à la nature.
Avec Picasso
De longues années, je n'ai eu de cesse de voir tout ce je pouvais voir des oeuvres du légendaire Picasso. La première rencontre a eu lieu au musée d'art moderne qui se trouvait alors avenue d'Iéna, une salle ronde où se mêlaient les oeuvres de Picasso et de Braque. Des tableaux de la période cubiste, lorsque les deux artistes, à l'époque très proches, travaillaient main dans la main. Chaque fois qu'un tableau m'attirait, je m'approchais et je voyais la signature de Braque. Les Parisiens entendaient ainsi montrer que Braque était un poète, le meilleur et le plus sincère des cubistes.
Dans le musée, d'autres tableaux de Picasso, seul cette fois, d'autres périodes. D'autres expositions, que je verrai et reverrai plus d'une fois. Je vois plusieurs fois toutes les oeuvres exposées. Je me donne beaucoup de peine pour tenter de pénétrer dans son monde. Beaucoup d'efforts, pour un piètre résultat.
Pour autant, je n'ose exprimer trop haut et fort un avis négatif. Ce serait tourner la difficulté, comme le font d'aucuns. Par la suite, je lirai beaucoup sur lui, sans parvenir à changer d'opinion.
Picasso est mort. Une exposition est organisée pour les tableaux offerts à l'Etat français par les héritiers du peintre, qui s'acquittent ainsi des droits de succession. Et quelle succession ! Grâce à ses œuvres, la famille Picasso passe pour être l'une des plus riches au monde. Je me promène au milieu des tableaux, comme à mon habitude, plein de bonne volonté. Rien n'y fait: malgré mon humble respect face aux tableaux, je ressens toujours la même chose.
J'ai toujours eu une opinion négative des oeuvres où il cherche à assimiler l'art nègre. Le masque africain le plus banal est plus intéressant, a plus de valeur que les tableaux de Picasso de cette période, si précieuse soit leur signature.
Puis... Je passe dans une dernière salle. Je vibre, tressaille, le souffle coupé. Je cherche un appui, me laisse tomber sur un canapé. Je regarde : un art qui va droit au cœur. Les dernières années de la vie du peintre. La main a tremblé. Les couleurs sont crues. La peur frappe à ta porte. Est-ce le pressentiment de la mort ?
Picasso a peur. L’ogre tremble, pour la première fois.
Même toi Picasso, la puissance, le talent, la réalisation, réalisation-puissance, talent-puissance, puissance-réalisation-talent, réalisation-talent-puissance.
Dieu de la réalisation européenne. Tu es Wagner. Tu es Nietzsche. Tu es l’Occident. Je t'ai reconnu, ogre ! Je t'ai reconnu.
Que me manquait-il pour te voir comme il faut? Rêveur qui a besoin de détresse pour s'enivrer d'art. La naissance, naissance de Tamr, ne suffisait-elle pas pour détruire en moi cette fragilité, ce romantisme congénital ?
J’ai changé pour voir tes tableaux avec un oeil nouveau. Je te suis revenu souvent. Je savais que je saurais. Et j'ai su. Le tableau ne vit pas seulement par l'amour. Le tableau ne vit pas seulement par l'esprit. Pas seulement... Nous devons être humbles pour savoir. Alors, nous saurons et ensuite, nous saurons voir. Jouirons de l'art et de la vie.
Picasso a assimilé tout le patrimoine européen, de la Grèce antique jusqu’à ses contemporains. Il a tout assimilé pour créer des tableaux picassiens. Il a même utilisé quelquefois leur vocabulaire. Comparez-le à Matisse : la rampe du balcon en fer forgé, les fines fioritures des fleurs, la fenêtre ouverte sur un ciel bleu ; Picasso a repris Matisse, mais pour produire un Picasso.
Un cas exceptionnel. Imiter quelqu'un est une faute, mais chez Picasso c'est une qualité.
Son échec, ce fut l'art nègre. TI a évité l'art égyptien ancien. Dans mes souffrances avec Picasso, j'ai appris à voir... Puissiez-vous comprendre !
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