CARNETS D’ADLY RIZKALLAH -Ce qui ne me concerne pas
Un être
Je ne le connais pas. Foetus en gestation
Il grandit, mûrit
Chante, est joyeux, triste, jubile
Se brise, revient
Un être
Un ensemble de tableaux, des créatures qui vivent avec moi et par qui je vis
Plusieurs expositions m'ont posé de réels problèmes : en voici deux exemples.
Mon amie Hélène Séquel, qui travaiIIait au Centre Georges Pompidou, est maintenant conservatrice du musée Picasso à Paris. Elle m'adresse une invitation au vernissage d'un artiste dont j'ai oublié le nom aujourd’hui - ce qui n'est pas sans rapport avec l'histoire : l'oubli est délibéré.
La galerie est emplie de peintures murales très grandes. En Egypte, dans les années cinquante et soixante, on collait les affiches publicitaires sur des panneaux de bois. Quand des dizaines d'affiches s'étaient accumulées sur un panneau, le colleur les lacérait à la main, à travers les espaces vides entre les planches, et le résultat produit avait souvent attiré mon attention. C'est exactement le thème de cette exposition : des toiles lacérées qui inspirent au spectateur une sorte de peur, qu'amplifie leur grande taille et leur accumulation. Devant ce spectacle, je suis pris de malaise. Mot bien faible pour dire l'angoisse qui m'envahit alors. Je sors des salles d'exposition et ne trouve pas le courage ni la force physique de m'en aller. Les escaliers de l'endroit sont en marbre, énormes. Tout à coup, Hélène Séquel vient vers moi, souriante. Tableau vivant, jeune, grenade et dorte, le teint rayonnant, elle me tend la main. J’ouvre les bras et la prends contre moi, dans une étreinte tout à fait inaccoutumée. Il me semble qu'elle m'a senti avec son corps, mais que sa raison est surprise, étonnée par ce qui se passe. Nous nous connaissons depuis des années, et notre relation n'a jamais été assez intime pour m’autoriser ce soudain épanchement. Elle me demande si je souhaite revoir l'exposition ; je refuse avec une grande nervosité. Elle m'invite à prendre un café à côté ; nous passons un moment à discuter de choses sans rapport avec ce qui s'est passé, puis nous nous séparons.
Ce qui s'est produit m'a stupéfait. Et comme j'ai le désir maladif de connaître l'âme humaine, j'essaie de comprendre le pourquoi de cette chaleur soudaine en recontrant cette femme, pour laquelle je n'ai jamais eu affinités.
Ce peintre a provoqué en moi une peur réelle, et je me suis réfugié dans les bras de la première femme que j'avais rencontrée, à la recherche d'une présence rassurante, qui me délivre de mon tremblement et de ma peur. Voilà ce qui s'est passé. A ce moment-là, j’ai compris le but de l'artiste : il veut nous effrayer, nous faire réfléchir, en brandissant une hache contre cette réalisation-puissance-force humaine, cette civilisation qui tue l'individu et le transforme en machine à produire. L'artiste a sacrifié le tableau pour sonner l'alarme, détruire le temple.
Second exemple : une exposition rue de Seine, en face du café La palette, dans une petite galerie, comme il y en a beaucoup à Paris. Une salle, six mètres sur dix. A l'entrée, un petit panneau vous invite à presser un bouton placé en-dessous. Je m'exécute : un ventilateur se met à tourner, soulevant une quantité considérable de plumes d'oie jetées négligemment par terre. C'est tout ce en quoi consiste l’exposition. Je me sens d'abord agacé, puis dégoûté. De l'autre côté, une flèche m'indique la sortie ; je dois appuyer sur un autre bouton pour que le ventilateur s'arrête et que les plumes d'oie retombent. Je sors par l'autre porte, sans savoir que faire de mon malaise, de mon insatisfaction. J'entre à La Palette et bois mon café en recherchant le calme qui me permettra de retrouver ma clarté d'esprit. Moi qui cherche dans les expositions l'émotion qu'inspire le travail artistique tel que je le connais, tel que je le rêve... Pourquoi nous font-ils cela ? Pourquoi se font-ils cela à eux-mêmes ? L'artiste a tout sacrifié : sa signature, ses spectateurs,l'histoire, et son travail même. Pourquoi ?
La contestation, encore ? Le véritable artiste européen détruit. C'est une tendance dans l'art. Mais qu'ai-je à voir avec cela, moi, le fils d'un monde qui a encore besoin d'écoles pour ses enfants, d'hôpitaux pour ses malades, d'écrivains pour écrire, de tableaux nouveaux.
Un monde qui a encore besoin de tableaux nouveaux. Qui a encore besoin d'artistes. Qui a encore besoin de Adly Rizkallah. Je ne suis pas concerné de près ou de loin par ce que je vois dans ce genre d'expositions. Je ne juge, ni ne condamne. Je comprends le propos, et je respecte la position de cet artiste et de tous les artistes destructeurs de l'Occident. Mon chemin, c'est désormais le retour.
***
Le départ
Je suis venu à toi avec cent francs en poche, et la soif d'apprendre, de prendre un nouveau départ. J'ai dessiné pour des revues enfantines dès le premier mois, j'ai publié des cartes, j'ai contribué à résoudre le problème alimentaire la première année.
J'ai créé chez toi mon premier tableau, celui à la suite duquel les autres ont jailli. J'ai exposé, rencontré quelques succès qui m'ont donné accès aux galeries, m'ont inséré dans le cadre du mouvement artistique occidental. J'ai enseigné l'art à l'université, alors que je croyais être venu pour l'apprendre. L'histoire de l'art s'est fixée en moi, avec le ou les maillons manquants de l'art occidental, ancien et moderne.
Je t'ai aimé. Paris. Mais c'est en Egypte que le coeur vibre. Que le départ soit, que le .retour soit : ma décision est prise.
Au Caire, mon oeuvre. c'est la subsistance. Sur la table occidentale surchargée de mets, c'est le lamoun (citron) exotique qui ajoute sa saveur particulière.
Dernière anecdote
Je tiens par la main ma fille Tamr, alors âgée de quatre ans, tandis que nous atterrissons au Caire à l'aube. L'avion de Paris faisait escale à Rome à l'époque. Nous prenons une limousine. Arrivés place Kasr el Tahira, la voix du muezzin nous parvient : l'appel à la prière de l'aube, beau, calme, fervent. Tamr s'exclame en français - elle ne connaissait pas encore l'arabe :
-Papa, qui c'est ce fou qui chante la nuit ?
Je lui réponds en arabe :
-J'ai eu raison de revenir avec toi.
Le chauffeur me demande ce qui se passait entre ma fille et moi. Il rit.
Aujourd'hui, quand je raconte l'histoire à Tamr, elle rit d'elle-même. Elle a appris depuis ce qu'est l'appel de l'aube. Pour moi, j'ai vu dans ce muezzin une bonne augure pour notre retour, une rencontre céleste.
Mon amie Hélène Séquel, qui travaiIIait au Centre Georges Pompidou, est maintenant conservatrice du musée Picasso à Paris. Elle m'adresse une invitation au vernissage d'un artiste dont j'ai oublié le nom aujourd’hui - ce qui n'est pas sans rapport avec l'histoire : l'oubli est délibéré.
La galerie est emplie de peintures murales très grandes. En Egypte, dans les années cinquante et soixante, on collait les affiches publicitaires sur des panneaux de bois. Quand des dizaines d'affiches s'étaient accumulées sur un panneau, le colleur les lacérait à la main, à travers les espaces vides entre les planches, et le résultat produit avait souvent attiré mon attention. C'est exactement le thème de cette exposition : des toiles lacérées qui inspirent au spectateur une sorte de peur, qu'amplifie leur grande taille et leur accumulation. Devant ce spectacle, je suis pris de malaise. Mot bien faible pour dire l'angoisse qui m'envahit alors. Je sors des salles d'exposition et ne trouve pas le courage ni la force physique de m'en aller. Les escaliers de l'endroit sont en marbre, énormes. Tout à coup, Hélène Séquel vient vers moi, souriante. Tableau vivant, jeune, grenade et dorte, le teint rayonnant, elle me tend la main. J’ouvre les bras et la prends contre moi, dans une étreinte tout à fait inaccoutumée. Il me semble qu'elle m'a senti avec son corps, mais que sa raison est surprise, étonnée par ce qui se passe. Nous nous connaissons depuis des années, et notre relation n'a jamais été assez intime pour m’autoriser ce soudain épanchement. Elle me demande si je souhaite revoir l'exposition ; je refuse avec une grande nervosité. Elle m'invite à prendre un café à côté ; nous passons un moment à discuter de choses sans rapport avec ce qui s'est passé, puis nous nous séparons.
Ce qui s'est produit m'a stupéfait. Et comme j'ai le désir maladif de connaître l'âme humaine, j'essaie de comprendre le pourquoi de cette chaleur soudaine en recontrant cette femme, pour laquelle je n'ai jamais eu affinités.
Ce peintre a provoqué en moi une peur réelle, et je me suis réfugié dans les bras de la première femme que j'avais rencontrée, à la recherche d'une présence rassurante, qui me délivre de mon tremblement et de ma peur. Voilà ce qui s'est passé. A ce moment-là, j’ai compris le but de l'artiste : il veut nous effrayer, nous faire réfléchir, en brandissant une hache contre cette réalisation-puissance-force humaine, cette civilisation qui tue l'individu et le transforme en machine à produire. L'artiste a sacrifié le tableau pour sonner l'alarme, détruire le temple.
Second exemple : une exposition rue de Seine, en face du café La palette, dans une petite galerie, comme il y en a beaucoup à Paris. Une salle, six mètres sur dix. A l'entrée, un petit panneau vous invite à presser un bouton placé en-dessous. Je m'exécute : un ventilateur se met à tourner, soulevant une quantité considérable de plumes d'oie jetées négligemment par terre. C'est tout ce en quoi consiste l’exposition. Je me sens d'abord agacé, puis dégoûté. De l'autre côté, une flèche m'indique la sortie ; je dois appuyer sur un autre bouton pour que le ventilateur s'arrête et que les plumes d'oie retombent. Je sors par l'autre porte, sans savoir que faire de mon malaise, de mon insatisfaction. J'entre à La Palette et bois mon café en recherchant le calme qui me permettra de retrouver ma clarté d'esprit. Moi qui cherche dans les expositions l'émotion qu'inspire le travail artistique tel que je le connais, tel que je le rêve... Pourquoi nous font-ils cela ? Pourquoi se font-ils cela à eux-mêmes ? L'artiste a tout sacrifié : sa signature, ses spectateurs,l'histoire, et son travail même. Pourquoi ?
La contestation, encore ? Le véritable artiste européen détruit. C'est une tendance dans l'art. Mais qu'ai-je à voir avec cela, moi, le fils d'un monde qui a encore besoin d'écoles pour ses enfants, d'hôpitaux pour ses malades, d'écrivains pour écrire, de tableaux nouveaux.
Un monde qui a encore besoin de tableaux nouveaux. Qui a encore besoin d'artistes. Qui a encore besoin de Adly Rizkallah. Je ne suis pas concerné de près ou de loin par ce que je vois dans ce genre d'expositions. Je ne juge, ni ne condamne. Je comprends le propos, et je respecte la position de cet artiste et de tous les artistes destructeurs de l'Occident. Mon chemin, c'est désormais le retour.
***
Le départ
Je suis venu à toi avec cent francs en poche, et la soif d'apprendre, de prendre un nouveau départ. J'ai dessiné pour des revues enfantines dès le premier mois, j'ai publié des cartes, j'ai contribué à résoudre le problème alimentaire la première année.
J'ai créé chez toi mon premier tableau, celui à la suite duquel les autres ont jailli. J'ai exposé, rencontré quelques succès qui m'ont donné accès aux galeries, m'ont inséré dans le cadre du mouvement artistique occidental. J'ai enseigné l'art à l'université, alors que je croyais être venu pour l'apprendre. L'histoire de l'art s'est fixée en moi, avec le ou les maillons manquants de l'art occidental, ancien et moderne.
Je t'ai aimé. Paris. Mais c'est en Egypte que le coeur vibre. Que le départ soit, que le .retour soit : ma décision est prise.
Au Caire, mon oeuvre. c'est la subsistance. Sur la table occidentale surchargée de mets, c'est le lamoun (citron) exotique qui ajoute sa saveur particulière.
Dernière anecdote
Je tiens par la main ma fille Tamr, alors âgée de quatre ans, tandis que nous atterrissons au Caire à l'aube. L'avion de Paris faisait escale à Rome à l'époque. Nous prenons une limousine. Arrivés place Kasr el Tahira, la voix du muezzin nous parvient : l'appel à la prière de l'aube, beau, calme, fervent. Tamr s'exclame en français - elle ne connaissait pas encore l'arabe :
-Papa, qui c'est ce fou qui chante la nuit ?
Je lui réponds en arabe :
-J'ai eu raison de revenir avec toi.
Le chauffeur me demande ce qui se passait entre ma fille et moi. Il rit.
Aujourd'hui, quand je raconte l'histoire à Tamr, elle rit d'elle-même. Elle a appris depuis ce qu'est l'appel de l'aube. Pour moi, j'ai vu dans ce muezzin une bonne augure pour notre retour, une rencontre céleste.